Le Monde - 08.09.2019

(Ron) #1
0123
DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019 rencontre| 23

Alain Rey « L’hostilité au père 


a été quelque chose de fondamental »


JE NE SERAIS PAS ARRIVÉ LÀ SI... « Le Monde » interroge


une personnalité sur un moment décisif


de son existence. Cette semaine,


revient sur son éducation pendant la seconde


guerre mondiale avec un père aux côtés


« noirs », et sur l’aventure du « Robert »


ENTRETIEN


L


exicologue, rédacteur en chef des publica­
tions des éditions Le Robert, ancien chro­
niqueur sur France Inter, Alain Rey conti­
nue, à 91 ans, d’enrichir le Dictionnaire histori­
que de la langue française, dont la huitième édi­
tion en coffret poche sort le 3 octobre. Pour la
première fois, le visage de ce spécialiste des
mots, croqué par l’auteur­dessinateur Riad
Sattouf, fait la couverture du Petit Robert 2020.

Je ne serais pas arrivé là si...
Si je n’avais pas eu beaucoup de chance dans
mon enfance entre une mère exagérément af­
fectueuse, qui me lisait beaucoup d’histoires, et
un père qui, tout en étant polytechnicien, était
très musicien, chanteur et bibliophile. J’ai été
bercé par Bach et Schubert dès ma plus tendre
enfance. Et je ne serais pas arrivé là si je n’avais
pas passé des vacances d’été à La Bourboule en
Auvergne. Il pleuvait souvent, alors je lisais
énormément, notamment des bandes dessi­
nées. Il y avait les permises (Tintin, Jo et Zette
dans le magazine Cœurs vaillants) et les interdi­
tes (comme Hurrah, Mandrake le magicien, Guy
l’Eclair). Bien sûr, c’est celles­là que je préférais!

Quels souvenirs remontent lorsque
vous pensez à votre enfance?
Mon enfance a été pas mal bousculée par la
guerre et une longue absence de mon père,
coincé en Iran, où il dirigeait des travaux. Mais
ça ne m’a pas traumatisé car les gens qui comp­
taient le plus dans ma vie, c’étaient des fem­
mes : ma mère, mes deux sœurs et deux
grands­mères, l’une qui était comme une co­
pine et l’autre, sévère, habillée de noir, modèle
d’énergie. Elle avait eu 17 enfants (14 en vie) et,
après la mort de son mari, dirigeait la brasserie
familiale. Et puis j’avais une série d’oncles et de
tantes religieux : deux chartreux, un capucin,
une sœur blanche et une clarisse.

Quelle influence cela a­t­il eu sur vous?
J’étais un enfant catholique surveillé comme
tel. J’ai joué le jeu jusqu’à 14 ans. Puis j’ai eu
l’impression que ce régime­là était unique­
ment fait pour gêner, empêcher, interdire.
J’avais le sentiment d’une extraordinaire
comédie. Je me suis révolté passivement : je ne
communiais plus et je ne suis plus allé à l’église.

Aviez­vous déjà un amour des mots?
Ah oui, de tout temps! Mes lectures, mon goût
pour le vocabulaire, me prenaient beaucoup. A
l’école, je dessinais des espèces de schémas en
écrivant, par exemple, toutes les parties d’un
bateau – les cacatois, les artimons n’avaient
aucun secret pour moi! – juste pour le plaisir
des mots. Cela me titillait mais je ne savais pas
du tout que ça pouvait être un métier. Tout
m’intéressait, même les noms propres. Je me
souviendrai toujours du jour où j’ai découvert
que l’écrivain dont je lisais le nom avec peine et
que je prononçais « Chaquespire » n’était autre
que le Shakespeare dont parlaient mes parents
quand ils allaient au théâtre! Ça a été une révé­
lation! Si c’était comme ça pour un nom,
qu’est­ce que ça devait être pour l’ensemble!

Donc une enfance heureuse malgré
la guerre...
Mais avec un côté noir chez mon père, qui était
d’extrême droite au début – il a évolué après –, et
passablement antisémite. Ça a servi à ma prise
de conscience. A La Bourboule, pendant l’Occu­
pation, j’ai eu un premier choc sur les préven­
tions insupportables de mon père contre certai­
nes personnes. Il y avait pas mal de réfugiés.
Presque tous mes profs de cette époque étaient
d’Europe centrale. J’ai découvert une culture, des
gens adorables. Il y a une anecdote que je
n’oublierai jamais : pendant l’Occupation, j’étais
fanatique d’astronomie. J’avais persuadé mon
père de m’acheter une lunette d’occasion. Le
propriétaire qui la vendait était un homme in­
supportable, extrêmement antisémite, et mon
père a eu une belle leçon. Le type l’a regardé de

profil et lui a demandé : « Vous ne seriez pas un
peu juif? » J’ai vu mon père blêmir, je me suis dit :
« Bien fait pour lui, ça lui apprendra à vivre! »

Et contrairement à votre père, vous avez
choisi de faire des études littéraires...
Cela lui aurait fait plaisir que je me lance dans
des études scientifiques. Mais je ne voulais pas
obéir bêtement à des lois extérieures. J’ai fait
une année d’hypokhâgne qui m’a beaucoup ap­
porté, avec un prof de littérature qui nous a fait
découvrir Henri Michaux, qui reste l’un de mes
poètes favoris ; puis plusieurs certificats de
licence, et Sciences Po, qui m’a essentiellement
servi à jouer au poker! J’ai raté l’examen de
sortie parce qu’on m’a posé des questions sur
des trucs fiscaux... Je n’ai pas le diplôme!
Quand j’ai arrêté mes études, il y a eu un « je
ne serais pas arrivé là si » important : mon
service militaire. Il n’a duré qu’un an, mais fut
intense. J’ai interrompu mon sursis d’étudiant
parce que je ne voulais pas partir à l’armée à
30 ans. Après mon certificat de licence en his­
toire de l’art – qui m’a passionné –, je me suis re­
trouvé tout à fait par hasard sur un bateau avec
des tirailleurs tunisiens. Tout d’un coup, un uni­
vers inconnu me tombait sur la gueule et, une
fois arrivé en Tunisie, j’ai eu une prise de cons­
cience des vrais problèmes : les limites de la pré­
sence française, l’inconvénient de porter une
chéchia qui faisait que les Français de Sousse,
où j’étais cantonné, me traitaient avec mépris.
Tout cela, croisé avec la découverte de la revue
Les Temps modernes et l’influence de Sartre, très
importante pour moi, m’a fait les pieds solide­
ment et rapidement. Alors que j’étais parti au
service militaire avec une idéologie nulle de pe­
tit­bourgeois protégé, j’en suis revenu différent.

Que voulez­vous dire par « idéologie nulle
de petit­bourgeois protégé »?
J’aurais pu assez mal tourner. Mon père faisait
partie des Croix­de­feu quand même... Et lors­
que j’étais au lycée Pasteur à Neuilly, il y avait
« vive le Duce » [Mussolini] écrit partout sur les
murs et des caricatures de Léon Blum.

Qu’est­ce qui fait que vous prenez
vos distances?
D’abord, l’hostilité au père. Ça, c’est fondamen­
tal. Il chante bien Bach, mais il y a quelque chose
chez lui qui ne va pas. Puis la prise de contact
avec la véritable situation coloniale, l’inégalité
entretenue, et la découverte de l’armée, qui m’a
stupéfait. Tous mes préjugés se sont effondrés.
J’avais une idée courtelinesque d’officiers mer­
veilleux et d’adjudants idiots, et j’ai vu l’inverse.

Après le service militaire, votre vie bascule...
Une offre d’emploi dans Le Monde va tout
changer. Une tante un peu folâtre me montre
une annonce : « Recherche des collaborateurs
pour des travaux paralittéraires. » Je ne savais
pas du tout ce que c’était! J’ai candidaté. J’ai ren­
contré à Paris le cousin du lexicographe Paul
Robert [1910­1980, le fondateur des éditions Le
Robert], qui m’a expliqué qu’il s’agissait de faire
un dictionnaire et m’a proposé de faire un es­
sai. Je n’aimais pas les dictionnaires, ça m’em­
merdait, je trouvais cela figé! C’était la pre­
mière fois de ma vie que j’ouvrais Le Littré et
que je m’essayais à faire un article de diction­
naire! J’avais choisi le mot « autel ». Un jour, je
reçois une lettre de Paul Robert : « Votre essai
m’a convaincu, je vous attends. »

Ce nouveau travail vous a­t­il aussitôt plu?
Oui, j’ai trouvé ça extraordinaire, fascinant.
Passer des « Antilles » à l’« antimoine », ça me
plaisait! Il y avait quelque chose à faire qui me
paraissait essentiel mais je ne savais pas trop
quoi. Est­ce que les mots révélaient quelque
chose de la société ou pas? Est­ce que la littéra­
ture contemporaine méritait d’y figurer? Paul
Robert acceptait presque tout. C’était une
éponge. De l’intérieur, on pouvait changer ce
livre et en faire quelque chose d’acceptable. A
chaque sortie de fascicule, on se jetait dessus
pour retrouver ce qu’on avait fait, avec une
frustration grandissante car Paul Robert

s’arrogeait toute la responsabilité. Les collabo­
rateurs n’étaient même pas mentionnés.

Quel est le meilleur mot pour définir
votre métier?
Lexicologue, je veux bien. J’aurais voulu être
linguiste. Je ne le suis pas. J’en ai fait beaucoup
mais j’ai appris tout seul, sur le tas, grâce à des
lectures et des rencontres avec des univer­
sitaires comme Jean Dubois, maître à penser
des éditions Larousse, et Pierre Guiraud, un
grand étymologiste.

Pourquoi est­ce vous qui passez
aux commandes du Robert?
Je travaillais vite et tout le temps. Paul Robert
n’avait pas vu ni prévu que je lui pétais sa bara­
que. Je faisais autre chose que ce qu’il avait
voulu au départ. Cela s’est réalisé quand nous
avons fait Le Petit Robert avec Josette Rey­De­
bove (ma première épouse) et le normalien
Henri Cottez. Un bon dictionnaire est obligé de
tenir compte des usages les plus marginaux de
la langue, y compris de la poésie. Progressive­
ment, nous comprenons que décrire correcte­
ment les mots, c’est décrire une époque, une
manière de penser. Je me suis toujours intéressé
à la dimension sociale et politique des mots
parce que le côté formel de la linguistique ou de
la philologie ne me satisfait pas. On ne peut pas
faire de l’histoire sans faire de l’histoire lexicale.

Vous êtes devenu un lexicographe connu
grâce à vos chroniques dans la matinale de
France Inter de 1993 à 2006. Comment êtes­
vous arrivé à la radio?
Encore un « si » important! C’est grâce à Yvan
Levaï, alors directeur de l’information. Après une
série d’émissions de Claude Miller, qui m’avait
invité lors de la première édition de mon Dic­
tionnaire historique, il me contacte : « Vous avez
une bonne voix et, pour la rentrée, j’aimerais
une chronique sur le bien­parler, le “dites ça, ne
dites pas ça”. » Je lui réponds : « Navré, ça ne m’in­
téresse pas du tout. En revanche, je veux bien
essayer une chronique sur le contenu des mots
et l’impact qu’ils ont sur la société. » Il me dit oui.

Pendant ces treize années, avez­vous eu
carte blanche?
Complètement. En général, je prenais un mot
qui résonnait par rapport à l’invité. Une couleur
politique se dégageait de mes chroniques, essen­
tiellement pendant la guerre d’Irak avec tous les
euphémismes de la guerre comme « les dégâts
collatéraux ». Je recevais beaucoup de courriers,
90 % de félicitations et 10 % d’engueulades :
« Gardez pour vous vos étymologies mais sur­
tout vos idées politiques! » Avec Levaï, puis Jean­
Marie Cavada à la direction, ça s’est très bien
passé. Ça a commencé à coincer avec Jean­Paul

Cluzel [président de Radio France de 2004 à 2009].
Il ne m’aimait pas. J’ai été vidé pour des raisons
de jeunisme et de politique. J’ai choisi le mot
« salut » pour ma dernière chronique. C’était très
émouvant.

Dans votre carrière d’historien des mots,
quels ont été les meilleurs moments?
Quand les livres sortent, j’adore ça! J’éprouve
une jalousie féroce pour les poètes, les écrivains.
J’aurais préféré être écrivain mais une certaine
retenue m’en a empêché. Mon auteur français
favori, c’est Rabelais : création absolue, liberté to­
tale, capacité à cacher une philosophie derrière
des conneries enfantines, mélange de la narrati­
vité et de la liste. C’est un grand lexicographe.

Et chez nos contemporains?
Je suis très, très réservé. Je m’ennuie, les bou­
quins me tombent des mains. Je ne trouve pas
de style. Le dernier grand écrivain qu’on a eu,
c’est probablement Jean Genet. A la fois poète,
romancier, inventif, styliste. Je n’arrive pas à
accrocher à Houellebecq, il m’emmerde.

Continuez­vous à travailler?
Je ne fais que ça. C’est un plaisir. Ce goût des
mots ne m’a jamais quitté, c’est même insup­
portable pour l’entourage! Mais parler des
mots, c’est parler de tout et ça élargit les perspec­
tives. Je n’ai pas de lassitude parce que j’en
trouve tous les jours. Actuellement, je fais des
recherches grâce à Gallica, le site de la BNF. Mais
parfois, j’en ai marre parce qu’il y en a trop. C’est
le rocher de Sisyphe! Je suis toujours curieux
mais je n’ai pas vraiment l’impression d’être en
phase avec l’époque car je suis très négatif.

Sur quoi?
Sur tout. Sur l’avenir de l’humanité. Franche­
ment, c’est gravissime. Je pense qu’il n’y a pas
de progrès sans catastrophe. Si on prend les
choses dans leur dimension historique, le vi­
rage du numérique est aussi important que
l’apparition de l’écriture. Or, l’apparition de
l’écriture a été un immense progrès et en
même temps une catastrophe. En Afrique, des
civilisations pleurent de ne plus être des civili­
sations orales. Avec le numérique, je ne vois
que des catastrophes : fin de la lecture, imbé­
cillité programmée, infantilisme. Aujourd’hui,
le développement individuel est compromis,
et le développement collectif condamné. Tous
les efforts pour protéger le climat sont à un ni­
veau de dérision qui devrait faire rire. C’est ri­
dicule de croire qu’en jetant nos pots en plasti­
que on va changer le monde. Ça ne peut se ré­
gler qu’à l’échelle mondiale, or les Etats­Unis et
la Chine s’en moquent. Mais je suis un pessi­
miste gai, car être triste ne changera rien.
propos recueillis par sandrine blanchard


Dictionnaire
historique
de la langue
française
8 e édition,
coffret poche,
3 volumes,
Le Robert,
4 416 pages,
69,90 euros.
En librairie
le 3 octobre.

A Paris,
le 10 octobre 2018.
CORENTIN FOHLEN/ DIVERGENCE IMAGES
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