Le Monde - 08.09.2019

(Ron) #1

6 |planète DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 SEPTEMBRE 2019


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Monsanto a fiché près de 1 500 personnes en Europe


Un rapport commandé par Bayer dévoile l’ampleur des opérations menées pour défendre le glyphosate


D


éfendre le glyphosate
n’est pas une petite en­
treprise. Seize millions
de dollars (14,4 mil­
lions d’euros) de contrat, un em­
boîtement d’une demi­douzaine
de firmes de relations publiques,
plus de soixante consultants à
plein temps, près de 1 500 person­
nes fichées dans sept pays et 7 mil­
lions de dollars destinés au recru­
tement de « tierces parties » – des
personnalités non affiliées à Mon­
santo qui portent la parole de la
firme dans le débat public ou
l’arène scientifique. Les éléments­
clés du rapport publié, jeudi 5 sep­
tembre, par le cabinet d’avocats Si­
dley Austin sur l’affaire du « fichier
Monsanto » donnent la mesure de
l’ampleur des opérations d’in­
fluence conduites en Europe par
l’agrochimiste américain, désor­
mais propriété de Bayer.
L’entreprise allemande avait re­
cruté Sidley Austin en mai, après
la révélation, par Le Monde et
France 2, de l’existence d’un fi­
chier de 200 personnalités fran­
çaises élaboré par la société de lob­
bying FleishmanHillard pour le
compte de Monsanto. Constitué
dès l’automne 2016, ce fichier de
responsables politiques, journa­
listes, scientifiques, militants ou
syndicalistes, était utilisé dans le
cadre de la « campagne de renou­
vellement du glyphosate ». Une
réautorisation européenne qui
sera obtenue en 2017.
Bayer a offert à Sidley Austin l’ac­
cès à 2,4 millions de documents
sauvegardés sur les serveurs de
Monsanto, afin de conduire son
enquête. En revanche, le cabinet
d’avocats n’a « pas eu accès aux
employés, aux documents ou au
système d’information de Fleish­
man [Hillard] ». Il a dû se contenter
d’adresser des demandes de docu­
ments à la société de lobbying et

explique dans son rapport en
avoir reçu « certains ». Le cabinet
suggère en creux que Fleishman­
Hillard n’aurait pas coopéré de
bonne grâce avec les rapporteurs.
Notamment, Sidley Austin expli­
que avoir découvert, dans les cor­
respondances entre Monsanto et
FleishmanHillard, des fichiers de
plus de 250 personnalités du
monde médical et scientifique
(dont 90 Français), que Fleishman­
Hillard avait omis de transmettre
en première instance. Comme l’avaient révélé Le
Monde et France 2, ces informa­
tions ont principalement trait à
l’opinion des personnes fichées
sur la société Monsanto, sur les
OGM, sur les pesticides en général
ou encore sur le glyphosate en par­
ticulier. En fonction des intéressés,
des méthodes d’approche, des
typologies d’arguments ou des in­
terlocuteurs (scientifiques, indus­
triels, agriculteurs...) sont recom­
mandées pour faire pencher les
opinions de ces « parties prenan­
tes ». La conclusion de Sidley Aus­
tin est qu’un tel fichage « n’a rien
d’illégal ». Le cabinet d’avocats

mandaté par Bayer estime que « les
opinions sur un produit chimique,
une technologie ou une entreprise »
ne peuvent constituer des opi­
nions philosophiques ou politi­
ques et pourraient donc être colli­
gées et stockées sans le consente­
ment des intéressés.
En outre, selon Sidley Austin,
aucune information confiden­
tielle ou obtenue de manière frau­
duleuse n’a été mise en évidence
dans les fichiers consultés. Toute­
fois, le cabinet d’avocats n’a, sem­
ble­t­il, pas eu accès à certains des
documents obtenus par Le Monde
et France 2. Parmi eux, une note
indiquant la collaboration de
FleishmanHillard avec une autre
firme de relations publiques,
Publicis, celle­ci étant chargée de
« collecter du renseignement et des
informations au niveau politique
qui ne sont PAS dans le domaine
public ». Au cours de l’été, Sidley
Austin a demandé au Monde de lui
transmettre les éléments en sa
possession – requête à laquelle le
quotidien n’a pas accédé afin de
protéger ses sources.

C’est une autre des difficultés
auxquelles Sidley Austin a été
confronté : FleishmanHillard a
sous­traité certaines opérations à
d’autres entreprises. Selon Sidley
Austin, ce fut le cas en France avec
Publicis, mais aussi aux Pays­Bas,
en Italie et en Espagne, sans que le
nom des sociétés en question soit
mentionné dans le rapport. Au to­
tal, 59 consultants de Fleishman­
Hillard ou de sous­traitants ont
travaillé à la défense du glypho­
sate, associés à 13 cadres de Mon­
santo. En France, plusieurs per­
sonnalités et notamment des par­
lementaires fichés, ainsi que des
institutions scientifiques, des as­
sociations ou des médias (le CNRS,
l’INRA, Sorbonne Université, Ra­
dio France, la Ligue contre le can­
cer, Générations futures, Le
Monde, etc.), ont porté plainte.

Détails inédits
Annexé au rapport de Sidley Aus­
tin, le « cahier des charges » signé
par les deux parties (Monsanto et
FleishmanHillard) offre des dé­
tails inédits sur l’ampleur de la
campagne d’influence engagée
par l’agrochimiste américain en
Europe. Le montant de la somme
investie par la firme pour défendre
son produit a été de plus de 16 mil­
lions de dollars, entre octobre 2016
et décembre 2017. Sur cette
somme, 7 millions de dollars ont
été consacrés aux rémunérations
de « tierces parties ».
Dans le jargon des relations
publiques, ces « tierces parties »
sont des personnalités non affi­
liées à Monsanto, recrutées pour
reprendre les éléments de lan­
gage et les arguments de la firme,
en défense de ses produits. Des
mobilisations de la société civile
en apparence spontanées sem­
blent avoir été orchestrées ou
suscitées, le « cahier des charges »
de la campagne prévoyant par
exemple « l’élaboration et l’ap­
port de réponses [aux critiques]
par le biais de tierces parties, ou de
mobilisations spontanées ». Révé­
lée en octobre 2018 par le quoti­
dien britannique The Indepen­
dent, une opération comme la
création de faux groupes d’agri­
culteurs soutenant le glyphosate
dans les médias, sur les réseaux
sociaux et au Salon de l’agricul­
ture, semble donc avoir été pré­
vue dans le plan de bataille.
stéphane foucart
et stéphane horel

L’Inde a perdu le contact avec sa sonde lunaire


L’atterrissage sur la Lune de Chandrayaan­2, dans la nuit du 6 au 7 septembre, s’annonçait comme un événement historique pour le pays


bombay ­ correspondance

U


n rêve brisé ». Voilà ce que
les journaux indiens
n’ont pas tardé à titrer
sur leurs sites Web, après l’an­
nonce du pire scénario auquel
pouvait s’attendre l’Organisation
indienne de recherche spatiale
(ISRO) : la perte de communica­
tion avec la sonde Chandrayaan­
(« chariot lunaire » en sanskrit),
qui devait se poser près du pôle
Sud de la Lune à 1 h 55, heure in­
dienne, samedi 7 septembre
(22 h 25, vendredi 6 septembre,
heure française).
Treize minutes après le début de
sa descente, alors que la réduction
de sa vitesse, de 6 048 kilomètres
par heure à 7 kilomètres par
heure, semblait se dérouler nor­
malement et qu’il se trouvait en­
core à 2,1 kilomètres d’altitude au­
dessus de la plaine située entre les
cratères Manzimus C et Simpe­
lius N où il devait se poser, l’engin
a brusquement cessé d’émettre
des signaux en direction de la
Terre.

Face aux écrans noirs, les diri­
geants de l’agence spatiale in­
dienne, visages fermés, ont dé­
claré que « les données » étaient
« en cours d’analyse », sans évo­
quer à ce stade un probable crash.
Samedi 7 septembre, en milieu de
journée, un ancien directeur de
l’ISRO a réfuté auprès de l’agence
de presse ANI la thèse du crash, af­
firmant que l’atterrisseur conti­
nuait de communiquer avec l’orbi­
teur resté en altitude. Selon lui, la
sonde « pourrait être intacte ».

Des lendemains « plus lumineux »
Présent au siège de l’ISRO à Banga­
lore, à l’heure H, Narendra Modi a
cherché à consoler les responsa­
bles de la mission, rappelant « la
fierté de l’Inde » à leur égard et sa­
luant leur « courage ». Après le le­
ver du jour, le dirigeant nationa­
liste indien est réapparu à la télé­
vision pour délivrer un message à
la nation. Après l’échec patent de
la mission, « notre courage est plus
fort et notre détermination à tou­
cher la Lune encore plus forte », a­
t­il déclaré, promettant à son pays

« une nouvelle aube » et des lende­
mains « plus lumineux ».
Au lieu de rejoindre le club des
trois pays ayant jusqu’ici réussi à
se poser sur la Lune (l’Union sovié­
tique de 1959 à 1973, les Etats­Unis
entre 1966 et 1972, et la Chine
en 2013 et 2019), l’Inde a donc re­
joint celui des pays ayant échoué.
Jusqu’à présent, relèvent d’ailleurs
les scientifiques, seules 45 % des
missions visant à alunir ont été
couronnées de succès. Le 11 avril,
c’est Israël qui avait connu des
déboires. La sonde Beresheet, dé­
veloppée par l’organisation privée
SpaceIL avec l’entreprise Israeli
Aerospace Industries (IAI), avait

subi une avarie de dernière mi­
nute et s’était écrasée sur la Lune.
Le vaisseau Chandrayaan­2, lui,
aura décidément connu un destin
pénible. Son décollage depuis le
pas de tir de Sriharikota, au nord
de Madras, aura été reporté main­
tes fois jusqu’au 14 juillet, lorsque
le compte à rebours fut stoppé in
extremis, à la suite d’une fuite
d’hydrogène liquide dans le mo­
teur cryogénique du lanceur.
Finalement, la sonde spatiale
avait réussi à quitter la Terre huit
jours plus tard, le 22 juillet. Le
20 août, elle s’était placée en orbite
autour de la Lune et le 2 septem­
bre, comme prévu, l’atterrisseur
Vikram, ainsi dénommé en hom­
mage au père du programme spa­
tial de l’Inde, Vikram Sarabhai,
s’était détaché de l’orbiteur. Une
fois posé sur le sol lunaire, Vikram
aurait dû libérer un robot à six
roues chargé de mener des expé­
riences scientifiques sur le terrain.
Le président de l’ISRO, Kailasa­
vadivoo Sivan, avait prévenu que
l’atterrissage sur la lune serait
« cauchemardesque ». Au mois de

juin, il avait expliqué combien
cette mission était « la plus com­
plexe » jamais réalisée par l’ISRO,
agence qui avait pourtant réussi
l’exploit, en 2014, de placer une
sonde baptisée Mangalyaan en
orbite autour de Mars. En 2008,
par ailleurs, la mission Chan­
drayaan­1 avait permis d’envoyer
une sonde autour de la Lune, la­
quelle avait apporté la preuve de
la présence de molécules d’eau
dans le sol, avant que l’ISRO perde
le contact avec elle précocement,
déjà à l’époque.

Pratiques à bas coûts
L’Inde avait l’ambition de poser
sa nouvelle sonde à seulement
600 kilomètres du pôle Sud de la
Lune, afin d’aller vérifier que
cette région de l’astre abrite bien
quelques millions de tonnes de
glace. Un enjeu de taille. Si tel
était le cas en effet, les humains
pourraient faire de la Lune une
station de ravitaillement au pro­
fit de ceux qui, dans le futur,
viendraient à y séjourner ou à
rester longtemps en orbite

autour d’elle, comme envisage de
le faire la Nasa en 2024.
Le très probable échec de Chan­
drayaan­2 souligne les inconvé­
nients des pratiques à bas coûts
de l’Inde. La mission a nécessité
au total 9,78 milliards de roupies
(123 millions d’euros), un mon­
tant près de six fois inférieur au
coût de la sonde chinoise
Chang’e­4, partie explorer la face
cachée de la Lune au début de
cette année. Pour réaliser de telles
économies, la fusée indienne
était partie avec moins de carbu­
rant et avait dû tourner environ
trois semaines autour de la Terre
pour accélérer et atteindre la vi­
tesse requise pour l’expulsion de
la sonde en direction de la Lune.
Une destination que la sonde
n’est apparemment pas parvenue
à atteindre. Seul élément de con­
solation, l’orbiteur indien, séparé
de l’atterrisseur, tourne toujours
autour de la Lune. Il devrait pou­
voir continuer à envoyer des ima­
ges de l’astre à l’ISRO durant quel­
ques semaines encore.
guillaume delacroix

Le très probable
échec de
Chandrayaan-
souligne les
inconvénients des
pratiques à bas
coûts de l’Inde

« Nous avons répondu à toutes les
demandes d’informations que
nous avons reçues dans le cadre de
cette enquête et avons pleinement
coopéré avec le cabinet Sidley Aus­
tin, répond FleishmanHillard dans
une déclaration transmise au
Monde, notamment lors de nos
échanges téléphoniques. »

Faire pencher les opinions
Sidley Austin dit avoir passé en
revue 25 000 documents liés à la
« campagne de renouvellement »
et avoir identifié 1 208 personna­
lités inscrites dans des fichiers de
« parties prenantes », et 1 475 per­
sonnes fichées. Outre la France,
l’Allemagne, l’Italie, les Pays­Bas,
la Pologne, l’Espagne et le Royau­
me­Uni sont concernés, ainsi que
des institutions de l’UE. Au cours
de l’été, Sidley Austin a notifié
aux personnes fichées leur pré­
sence dans les fichiers constitués
par FleishmanHillard et détenus
par Monsanto, et leur a proposé
de leur adresser les informations
les concernant inscrites dans les
fichiers mis au jour.

Entre octobre 2016
et décembre 2017,
Monsanto a investi
plus de 16 millions
de dollars
pour défendre
son produit

Parlementaires américains
sous influence
La publication du rapport de Sidley Austin suit de peu la déclassifi-
cation, par la justice américaine, de nouveaux documents internes
de Monsanto. Ceux-ci offrent une perspective inédite sur cette
campagne d’influence. Une autre firme de lobbying mandatée par
l’agrochimiste, FTI Group, a par exemple adressé, en 2016 et 2017,
des lettres-types à des parlementaires conservateurs américains
pour qu’ils les endossent et les adressent, en leur nom propre, aux
autorités sanitaires de leur pays, leur suggérant de revoir leur sou-
tien financier au Centre international de recherche sur le cancer


  • l’agence de l’Organisation mondiale de la santé qui a classé le
    glyphosate « cancérogène probable » pour l’homme, en mars 2015.

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