Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1
•••

•••

MLemagazine du Monde —7septembre 2019


24 octobre, c’est dans cette même position que Bacon a
découvert son compagnon mort d’une overdose d’alcool et de
barbituriques, au luxueux Hôtel des Saints-Pères, rive gauche,
où le couple séjournait. Amer sentiment de déjà-vu:en1962,
son grand amour Peter Lacy s’était donné la mortàTanger,la
veille du vernissage de la rétrospective de BaconàlaTate
Gallery,àLondres.
Au Grand Palais, la plupart des invités ignorent tout du
drame.Valerie Beston, directrice de la Marlborough Gallery,
àLondres, et proche du peintre, étaitàses côtés lorsqu’il a
découvert le corps de Dyer.Elle prend les choses en main,
obtenant du patron de l’hôtel de cacher la mort,«depeur que
les journaux n’en fassent leurs choux gras au détriment de la
rétrospective»,se souvient Michael Peppiatt, ami et proli-
fique biographe du peintre.Funeste ironie que cette soirée
de vernissage, qui signe le drame, l’apothéose d’une carrière
et le lien indéfectible du peintreavec la France. Né en 1909
àDublin (avant l’indépendance irlandaise), Bacon est d’une
génération que Paris aimante encore, celle qui fantasme
sur le Bateau-Lavoir de Picasso, la Ruche de Modigliani,
le Montparnasse de Giacometti. Dans l’entre-deux-guerres,
la Ville-Lumière est le centre des arts.«Ilatoujours
pensé que les Anglais ne le comprenaient pas, que la réception
àParis était déterminante dans une carrière, que c’était
le seul lieu où un artiste de sa trempe pouvait être reconnu»,
relève Didier Ottinger,commissaire de l’exposition
«Bacon en toutes lettres », qui démarre ce 11 septembre
au Centre Pompidou.
C’estàlagalerie du célèbre marchand d’art Paul Rosenberg,
au 21 rue La Boétie, qu’ilavupour la première fois
des œuvres de Picasso, en 1927. Un choc qui détermine
sa vocation.L’autodidacte n’aura de cesse de revenir en

France pour se nourrir des toiles de Nicolas Poussin, notam-
mentLe Massacre des innocents.Mais aussi Ingres, Degas,
Monet ou Soutine. Son ami l’écrivain John Russell écrit que
Bacon«aime l’imagination débordante des meilleurs peintres
français, l’ambition démesurée, le sérieux absolu, la propen-
sion àtout oser,les avoir inné de la carrière bien menée».
Dès 1946, il participeàunaccrochage de groupe qu’il juge
«terrible»àl’Unesco, puis expose, en 1957,àlagalerie Rive
Droite avant d’exploser,dix ans plus tard, chez Aimé Maeght,
le galeriste de Miró, Giacometti ouTàpies. Dès 1969, l’État
français lui propose une grande exposition, lui laissant
le choix du lieu:leMusée national d’art moderne, dans
le bâtiment alors poussiéreux du Palais deTokyo, ou
le Grand Palais, aux salles vastes et modernes.

“Bacon atoujours


penséque Parisétait


le seul lieu où un artiste


de sa trempe pouvait


être re connu.”


Didier Ottinger,commissaire de l’exposition au Centre Pompidou

Bacon n’hésite pas. Il lui faut le Grand Palais, marqué par la
présence de Picasso.L’ exposition est organisée par Maurice
EschapasseetBlaise Gautier, deux commissaires dont il
n’est guère proche. Il prend lui-même les rênes de l’accro-
chage. Il choisit 108 tableaux, selon une chronologie com-
mençanten1944.L’ événement lui tient tellementàcœur
qu’il produit cinq nouveaux triptyques spécialement pour
l’exposition, ainsi qu’une nouvelle version du«pape rouge»
de 1962,inspiré duPortrait d’Innocent Xpar Velázquez,
l’une de ses œuvres les plus connues, que son propriétaire
refuse de prêter.
Pour la préface du catalogue, il s’adresseàl’écrivain Michel
Leiris, quiaabondamment écrit sur Picasso et Giacometti.
Bacon et lui s’étaient rencontrés en 1965, lors du vernissage
du secondàlaTate. Le courant passe d’emblée entre l’An-
glais au caractère agité et le Français d’une timidité mala-
dive. Ils ont des amies communes comme Isabel Rawsthorne,
une femme libre, anticonformiste, peintre et museàlafois,
que Bacon représentera une vingtaine de fois.Le Britannique
ne peut rêver meilleur ambassadeur de son travail en France
que Leiris, auteur deL’ Âge d’homme,àlafois proche de
Georges Bataille ou de Sartre et Beauvoir,etgendre du
grand marchand du cubisme Daniel-Henry Kahnweiler.En
décalage avec l’art de son temps, Leiris trouve en Bacon un
sujet si inspirant qu’il devient le préfacier attitré de toutes
ses expositions françaises. Pour lui, comme pour le philo-
sophe Gilles Deleuze, la peinture de Bacon, qui montre des
chairs en lambeaux, dépecées, malaxées, des corps encagés,
comprimésouchancelants, est plus passionnante que la
poussive école hexagonale abstraite d’après-guerre.
Tout àlafièvre des préparatifs pour son triomphe parisien,
Bacon fait mine d’ignorer les bouleversements de l’époque.
Mai 68?Ilnes’y reconnaît pas. Sa peintureasapropre loi,
affranchie des questions politiques ou sociales. Il n’adhère pas
plus aux révolutions artistiques. Le structuralisme?L’homme,
nourri de surréalisme et d’existentialisme, en est loin.
L’ interview qu’il accordeàMarguerite Duras pour
La Quinzaine littéraireen 1971 l’indiffère. Il s’ennuie devant
l’art conceptuel auquel l’avant-garde est acquise, qualifie de
«vieill edentelle»les coulures de Jackson Pollocketn’apprécie
d’AndyWarhol que les films. En France, il n’a pas eu vent
du groupe BMPT (Daniel Buren, Olivier Mosset, Michel
Parmentier et NieleToroni) qui voit le jour en 1970 avec
un credo:lapeinture est essoufflée et bourgeoise.
Bacon méprise ces diktats de la jeune garde.ÀParis, il a
d’autres choses en tête. Son exposition mais aussi ses nuits
d’errance de bar en bar,ses mauvaises rencontres qui le lais-
sent cabossé, la lèvre en sang, au petit matin. Depuis toujours,
celui quiaassumé tôt son homosexualité, et quiaété mis
àlaporteàl’âge de 16 ans par un père puritain, trouve
en France une forme de liberté. Il est un habitué du Sept,
un bar homosexuel de la rue Sainte-Anne, où il croise Rudolf
Noureev,Karl Lagerfeld etYves Saint Laurent.Yêtre riche
ou célèbre ne suffit pas. Il faut avoir une gueule, du charisme.
Et Bacon enaàrevendre.«Ilsavait comment séduire,
se souvient Michael Peppiatt.Quand Bacon vous appréciait,
il vous rendait la vie plus excitante.»Les poches toujours
gonflées de liasses, comme le rapporte feu le peintre Vladimir
Velikovic, qui fut son voisin, l’hédoniste écume tripots inter-
lopes et grands restaurants, le Crillon etTaillevent, et siffle
grands crus et champagnes jusqu’à l’aube. Sa descente est
hors norme. Pour son ami l’historien d’art Eddy Batache, qui
le fréquenteàpartir de 1975, l’alcool est«l’allié précieux»
–car désinhibant–d’un«observateur passionné de la vérité
humaine».«Sionnebuvait pas comme lui, on n’entrait pas
dans son monde»,confie Michael Peppiatt, qui rappelle

84

Courtes

yofF

rancis Bacon MB Art

Foundation/MB Art

Collection. Andr

éMorain ×4
Free download pdf