Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

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INTERNATIONAL


SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019

0123


R


entrée plus tendue que
jamais en Algérie. Au
blocage politique op­
posant le mouvement
populaire à l’armée s’ajoute dé­
sormais une longue liste de diffi­
cultés qui inquiètent institutions
et investisseurs étrangers, et
pourraient changer le visage de
la contestation.
Excédés par l’incurie des servi­
ces de l’Etat, la hausse du chô­
mage, les coupures d’eau à répéti­
tion alors que des incendies brû­
laient les forêts du nord du pays,
les Algériens ont renoué, en août,
avec les actions radicales de pro­
testation en coupant routes et
autoroutes. Vendredi 6 septem­
bre, de nouvelles manifestations
devaient se dérouler dans tout le
pays après que le chef d’état­ma­
jor de l’armée, Ahmed Gaïd Salah,
a annoncé, lundi, son intention
de convoquer une élection prési­
dentielle avant la fin de l’année
dans des conditions aujourd’hui
rejetées par la rue et l’opposition.
« Le blocage politique est suscep­
tible de déboucher sur une crise
économique. La situation écono­
mique est alarmante, et les deux
visions, jusqu’à présent inconcilia­
bles, du peuple et du leadership ne
font qu’exacerber une situation
déjà très compliquée », alerte Dalia
Ghanem­Yazbeck, chercheuse ré­
sidente au Carnegie Middle East
Center, qui poursuit : « Avec une
économie rentière fondée sur les
exportations d’hydrocarbures, qui

représentent 95 % des revenus en
devises et plus de 60 % des recettes
fiscales, la marge de manœuvre
des dirigeants est limitée. Le re­
cours à la planche à billets n’a fait
que retarder l’échéance en plus de
permettre plus ou moins à l’Etat de
faire face à ses engagements inter­
nes – paiement des créditeurs, en­
treprises de construction... Le ta­
bleau dressé par le FMI montre que
la situation économique se dé­
grade inexorablement : les réser­
ves de change sont passées de
194 milliards de dollars en 2013 à
72 milliards en avril 2019. Ce qui
reste pourra couvrir à peu près
treize mois d’importations alors
que l’Algérie importe 70 % des pro­
duits qu’elle consomme. »

« Une question de temps »
Pour équilibrer son budget, le
pays aurait besoin d’un baril à
116 dollars – soit 60 de plus que le
cours actuel – et du maintien du
niveau de sa production, en
chute libre depuis le début de
l’année. L’office des statistiques
algérien projette même une dé­
célération globale de ce secteur
pour la troisième année consécu­
tive en 2019, et une croissance
globale limitée à 2,3 %, alors qu’il
faut 7 % pour créer de l’emploi.
Pour Dalia Ghanem­Yazbeck, le
scénario est donc écrit, et « ce n’est
qu’une question de temps avant
que les revendications politiques
du mouvement de protestation
s’étendent à l’économie ». C’est

cette rente pétrolière qui avait
exempté Alger des « printemps
arabes » de 2011, en satisfaisant les
clientèles du pouvoir, fût­ce au
prix d’une explosion de la corrup­
tion, d’une ampleur inédite cette
dernière décennie.
Acculé par des manifestants qui
pourchassent ministres et hauts
fonctionnaires aux cris de « vo­
leurs » à chacune de leur sortie sur
le terrain, le régime s’est résolu à
lancer une vaste campagne con­
tre la délinquance financière qui
gangrène le pays. Une tempête ju­
diciaire s’abat donc depuis le prin­
temps sur les milieux économi­
ques proches du clan d’Abdelaziz
Bouteflika, contraint à la démis­
sion début avril, et bon nombre
de patrons de grands groupes al­
gériens dorment aujourd’hui en
prison, ce qui a entraîné leurs so­
ciétés dans la spirale de la chute.
Des conglomérats qui aimaient
à se présenter comme des fleu­
rons de l’entreprenariat privé va­
cillent, victimes du gel des com­
mandes publiques pour certains,
mais aussi des assauts des magis­
trats pour d’autres. La justice algé­
rienne a ainsi ordonné, début
juin, le gel des comptes de toutes
les entreprises et filiales apparte­
nant aux groupes des familles
Kouninef (KouGC), Tahkout, ou
encore celles de l’empire d’Ali
Haddad, l’ancien président du Fo­
rum des chefs d’entreprise (FCE)
et patron du groupe ETRHB.
Cette mesure conservatoire a
des effets en cascade sur des dizai­

nes de milliers de salariés, ceux
des groupes concernés, licenciés
ou dont les salaires ne sont plus
versés, mais aussi chez leurs sous­
traitants et fournisseurs, dont les
factures ne sont plus réglées.
« Normalement, dans un sys­
tème où l’économie de marché est
régie par une législation adaptée,
les poursuites pénales et l’incarcé­
ration du patron d’une société
commerciale, a fortiori s’il s’agit
d’une société par actions, n’ont
aucun effet notable sur l’activité et
le fonctionnement de cette so­
ciété », estime Mohamed Bra­
himi, avocat agréé à la cour su­
prême et au Conseil d’Etat – ce
qui n’est pas le cas ici, et, de l’aveu
même de M. Brahimi, le pays
souffre « d’une législation pénale
et commerciale inadaptée et
d’une non­maîtrise des outils du
droit des affaires par la plupart
des propriétaires des sociétés
commerciales d’une part, et le
manque de spécialisation des ma­
gistrats de l’autre ».
L’arrivée d’administrateurs dé­
signés par la justice permettra le
dégel des comptes bancaires de
ces entreprises « dans les plus
brefs délais », a bien promis, le
1 er septembre, le ministre des fi­
nances, Mohamed Loukal, dans
une déclaration à l’agence de
presse officielle, APS. Mais en at­
tendant, les salariés continuent
de compter les jours.

Ralentissement
Cette opération « mains propres »
inquiète aussi les investisseurs
étrangers. La coentreprise Fertial,
un producteur de fertilisants qui
compte parmi ses actionnaires
l’espagnol Grupo Villar Mir et
comme actionnaire minoritaire
Ali Haddad – placé en détention
provisoire en avril –, n’est plus en
mesure de payer ses fournisseurs
et ses 1 300 salariés depuis le mois
d’août. « Le problème, ce sont les
comptes gelés, bien davantage
que les arrestations de diri­
geants », témoigne un observa­

teur sur place, car « les entreprises
visées ont une place importante
dans l’économie algérienne, et leur
paralysie bloque des pans entiers
de l’activité du pays ».
Le secteur du bâtiment et tra­
vaux publics, qui emploie près
d’un million de personnes, serait
particulièrement touché, selon
le quotidien El Watan, qui évoque
l’arrêt de nombreuses comman­
des publiques et les faillites en
série qui amènent « les entrepri­
ses étrangères à différer leurs in­
vestissements, ou à suspendre
leurs projets sur place ».
Les investissements français en
Algérie, qui ont atteint 283 mil­
lions d’euros en 2018 (un record
depuis 2009), devraient forte­
ment baisser en 2019. Signe du
ralentissement, les exportations
et les importations algériennes
ont baissé respectivement de
1,86 % et de 5,32 % sur les cinq pre­
miers mois de l’année par rap­
port à la même période de l’an­
née précédente. Or, le pays est le
premier importateur de produits
français en Afrique.
Depuis le début de l’année, plu­
sieurs dirigeants du groupe algé­
rien Condor, partenaire du cons­
tructeur automobile PSA dans la
coentreprise Peugeot Citroën Pro­
duction Algérie (PCPA), ont été
placés en détention provisoire.
Pourtant, la construction de
l’usine de Tafraoui (près d’Oran)
« se poursuit selon le planning
prévu », affirme­t­on chez le cons­
tructeur automobile, qui assure le
management opérationnel de la

Des manifestants
devant la Bourse
d’Alger, le 23 août.
RAMZI BOUDINA/REUTERS

« Le problème,
ce sont les
comptes gelés,
bien plus que
les arrestations
de dirigeants »,
témoigne
un observateur

coentreprise dans laquelle Con­
dor est actionnaire minoritaire.
Les entreprises étrangères les
plus exposées sont les banques
qui détiennent des créances dans
les entreprises dont les comptes
ont été gelés. Et si les françaises
ne se partagent que 10 % des
parts de marché des banques
étrangères dans le pays, elles
sont quand même exposées à
hauteur de plusieurs centaines
de millions d’euros.

« Pas de nouvelles »
« Le gel des comptes de plusieurs
entreprises clientes va être provi­
sionné progressivement dans le
bilan des banques, mais ces provi­
sions pourraient vite devenir in­
soutenables si la situation s’éter­
nise », analyse un responsable du
secteur. Autre difficulté pour les
banques, les autorités algérien­
nes les ont contraintes à doubler
leur capital social d’ici à mi­2020,
avec pour objectif d’assainir le
secteur et de mieux amortir les
chocs financiers.
Au­delà des banques, de nom­
breux sous­traitants français ne
sont plus payés ou voient leurs
carnets de commandes diminuer
au point que l’opération « mains
propres » pourrait avoir des consé­
quences sur l’emploi en France.
L’entreprise algérienne Cevital,
dont le dirigeant, Issad Rebrab,
avait annoncé des investisse­
ments dans les Ardennes, lors de la
visite d’Emmanuel Macron en no­
vembre 2018, a été placé en déten­
tion provisoire en avril, accusé de
fausses déclarations douanières.
« Depuis, nous n’avons plus de
nouvelles du projet et nous igno­
rons si la promesse de création de
1 000 emplois va être tenue », ex­
plique Pierre Cordier, député Les
Républicains des Ardennes. Or,
Cevital réalise plusieurs centai­
nes de millions d’euros de chiffre
d’affaires en France et y emploie
près de 1 500 personnes.
julien bouissou
et madjid zerrouky

Après les purges, l’Algérie tourne au ralenti


Les poursuites engagées contre les industriels proches du clan Bouteflika ont paralysé l’économie


Pour équilibrer
son budget,
le pays aurait
besoin d’un baril
à 116 dollars, soit
60 de plus que
le cours actuel

Une nouvelle manifestation vendredi


Les Algériens s’apprêtaient à descendre dans les rues, le 6 sep-
tembre, pour un vingt-neuvième vendredi de suite depuis le dé-
but des manifestations nationales réclamant un changement de
régime, le 22 février. Ils se mobilisent dans un contexte de raidis-
sement du pouvoir après le refus par les autorités d’autoriser une
convention des partis politiques du camp démocrate, et l’inter-
diction, jeudi, de l’université d’été du Rassemblement Action Jeu-
nesse, un mouvement partie prenante de la contestation. Jeudi à
Alger, quatre militants, arrêtés le 28 juin pour avoir porté le dra-
peau berbère, ont été auditionnés par un juge et maintenus en
détention, dans l’attente d’une décision, le 8 septembre.
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