Le Monde - 07.09.2019

(Barré) #1

30 |idées SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019


0123


Polluants du quotidien | par serguei


Les voies de la Résistance


E


lles ont combattu pour la liberté et milité pour sauvegarder
la mémoire de la Résistance. Andrée Jacob (1906­2002) et
Eveline Garnier (1904­1989), camarades de lutte, ont formé
un couple pendant un demi­siècle. Les voilà voisines de jardin.
Depuis le 29 août, deux allées portent chacune le nom de ces
Parisiennes de naissance au square Louvois, qui fait face, rue
Richelieu, à la Bibliothèque nationale de France (BNF).
Le dévoilement de leurs plaques respectives, rappelant leur
engagement au sein du réseau de résistance Noyautage des admi­
nistrations publiques (NAP) et leur participation au sauvetage de
juifs sous l’Occupation, s’inscrit dans les célébrations des 75 ans de
la libération de Paris et, au­delà, dans une politique municipale
visant à « rendre visibles les femmes dans l’espace public et à la
reconnaissance historique de leurs actions », comme l’a rappelé, lors
de la cérémonie, Jacques Boutault, maire du 2e arrondissement.
L’écrivaine et historienne Marie­Jo Bonnet a évoqué, pour sa
part, « un acte de justice » envers ces pionnières du devoir de
mémoire. Depuis six ans, elle s’évertue à sortir de l’oubli ces deux
« héroïnes occultées de la Résistance », qui jouèrent un rôle décisif
dans l’insurrection parisienne de 1944.
Documentaliste de profession, cousine du poète Max Jacob,
Andrée Jacob, alias Marie­Thérèse Bourdon, entre dans le réseau
du Musée de l’homme, créé dès les premiers mois de la guerre. Elle
rejoint ensuite le mouvement Combat. Le 17 août 1944, c’est à la
tête d’un peloton des Forces françaises de l’inté­
rieur (FFI) qu’elle occupe la BNF et parvient à faire
arrêter l’administrateur général nommé par
Vichy, Bernard Faÿ.

Patrimoine parisien
Bibliothécaire de formation, nièce du philoso­
phe Jacques Maritain, Eveline Garnier, alias
Anne, participe parallèlement à diverses acti­
vités de renseignement et de coordination dans
la clandestinité. Chargée des contacts avec les
chefs nationaux de la Résistance, elle seconde
aussi le père Foussard au sein du réseau Comète,
destiné à récupérer les aviateurs alliés para­
chutés sur le sol français. Avec Andrée Jacob, elle
fabrique 75 jeux de faux papiers pour résistants
traqués et juifs persécutés.
En avril 1944, elles échappent de justesse à une
rafle à leur domicile parisien de la rue Rousselet
(7e arrondissement) et trouvent refuge pour la nuit chez l’écrivain
Léon­Paul Fargue. Après l’arrestation de Claude Bourdet, c’est Eve­
line Garnier qui prend la tête du réseau NAP.
Décorées de la croix de guerre, de la médaille de la Résistance et
de la Légion d’honneur, les deux femmes ont travaillé au minis­
tère des prisonniers, déportés et rapatriés. Elles ont également
fait partie de la mission dirigée par l’historienne Olga Wormser
sur la localisation et la recherche des déportés. En 1946, Andrée
Jacob cosigne un article sur la déportation des femmes dans un
ouvrage collectif consacré au camp de Ravensbrück. Dix ans plus
tard, elle contribue à la documentation du film d’Alain Resnais
Nuit et brouillard.
Nommée en 1963 maire adjointe du 2e arrondissement, elle tient
pendant vingt ans, de 1965 à 1985, une chronique sur le vieux Paris
dans Le Monde, et rédige plusieurs ouvrages sur le patrimoine
architectural de la capitale. Elle est à l’origine des panneaux histo­
riques devant les monuments et sites parisiens.
Dans la nuit du 7 au 8 mars, le collectif féministe Nous toutes,
déplorant que seulement 2 % des rues – 6 % selon d’autres sour­
ces – portent des noms de femmes en France, avait rebaptisé par
un affichage sauvage 1 400 voies parisiennes. D’ici à la fin de l’an­
née, la Mairie de Paris consacrera officiellement trois autres résis­
tantes : Marcelle Henry, Rose Valland et Gilberte Brossolette.
macha séry

ANDRÉE JACOB 


ET ÉVELINE 


GARNIER ONT 


FORMÉ 


UN COUPLE 


PENDANT UN 


DEMI­SIÈCLE. LES 


VOILÀ VOISINES 


DE JARDIN


ANALYSE


L


es élections régionales du 1er sep­
tembre dans le Brandebourg et en
Saxe l’ont confirmé : les Allemands
se reconnaissent de moins en moins
dans les deux Volksparteien (« partis populai­
res ») que sont l’Union chrétienne­démo­
crate (CDU) et le Parti social­démocrate
(SPD). Ils sont de plus en plus nombreux à se
tourner vers Alternative pour l’Allemagne
(AfD) et les Verts. Au point que la question se
pose : le face­à­face entre l’extrême droite et
les écologistes va­t­il se substituer au duel
CDU/SPD qui a dominé la vie politique alle­
mande ces dernières décennies?
L’étude de la composition des électorats le
suggère. En Saxe, dimanche, ce n’est que chez
les plus de 60 ans que la CDU a dépassé AfD,
et que le SPD a devancé les Verts. Dans les
autres tranches d’âge, AfD a eu plus de voix
que la CDU, et les Verts ont attiré plus d’élec­
teurs que le SPD. C’est particulièrement vrai
chez les 18­24 ans, où l’extrême droite et les
écologistes sont arrivés en tête (20 % cha­
cun), devant les conservateurs (13 %) et les so­
ciaux­démocrates (6 %).
Autre signe préoccupant pour la CDU et le
SPD : leur faible capacité d’attraction au­
delà de leur électorat traditionnel. Diman­
che, en Saxe, 66 % des électeurs sont allés
voter (49 % en 2014). Mais cette hausse de la
participation a très peu profité à la CDU, qui
n’a gagné que 50 000 voix, et pas du tout au
SPD, qui en a perdu 40 000. Elle a au con­

traire largement bénéficié à AfD : entre 2014
et 2019, le parti d’extrême droite a gagné
430 000 voix, multipliant presque par qua­
tre le nombre de ses électeurs. Les Verts ont
recueilli 200 000 voix, deux fois plus qu’il y
a cinq ans.
C’est pour le SPD que la situation est la plus
inquiétante. Aux législatives de 2017, il avait
fait le pire score de son histoire (20,5 %), mais
il était tout de même arrivé deuxième, der­
rière les conservateurs (32,9 %). Depuis, sa
chute s’est poursuivie, et elle a surtout pro­
fité aux écologistes. Aux européennes, en
mai, les Verts ont pour la première fois de­
vancé le SPD à l’échelle nationale. D’après les
sondages, il en serait de même aux législati­
ves : aujourd’hui, les Verts y obtiendraient
23­25 % des voix, derrière les conservateurs
(27­29 %) mais largement devant le SPD
(13­15 %), lequel ne dépasserait AfD que de
1 ou 2 points.
Comparé à l’état du SPD, celui de la CDU est
moins dramatique. Dans les intentions de
vote, celle­ci semble en mesure de pouvoir
conserver la chancellerie après le départ
d’Angela Merkel. Le SPD, lui, ne peut plus y
songer : à 15 % dans les sondages, il lutte
pour sa survie. C’est aussi vrai localement,
les Verts rassemblant désormais plus de
voix que le SPD dans la plupart des grandes
villes qui, il y a quelques années, passaient
encore pour des bastions sociaux­démocra­
tes imprenables.
Pour les conservateurs, la partie n’en est pas
moins fort périlleuse. A la CDU – mais c’est

aussi vrai de la CSU, son alliée bavaroise –,
beaucoup ont cru qu’un coup de barre à
droite allait suffire pour regagner les élec­
teurs partis vers AfD par rejet de la politique
d’accueil de Mme Merkel lors de la crise des ré­
fugiés de 2015. Les résultats de dimanche ont
montré les limites de cette stratégie. Malgré
ses positions très conservatrices, Michael
Kretschmer, la tête de liste de la CDU, n’a pu
empêcher son parti de perdre 7,3 points par
rapport à 2014, et AfD d’en gagner 17,4.

Le climat, première préoccupation
Pour certains responsables du parti, ce résul­
tat est la preuve que la CDU doit davantage
affirmer son attachement aux valeurs con­
servatrices. Moins d’un an après l’élection
d’Annegret Kramp­Karrenbauer (« AKK ») à la
tête du parti, ils estiment que la « dauphine »
de Mme Merkel, malgré quelques gages don­
nés à l’aile droite du parti, reste beaucoup
trop centriste. Dans les Länder de l’Est, où
AfD talonne, voire devance, la CDU, comme
dans le Brandebourg, certains envisagent
même que les deux partis puissent gouver­
ner ensemble. Ce que « AKK », dans la lignée
de Mme Merkel, exclut catégoriquement.
Car en faisant trop de concessions à son
aile droite, la patronne de la CDU sait qu’elle
prendrait d’autres risques. C’est la leçon des
européennes, où la CDU a perdu 1,3 million
d’électeurs au profit des Verts, à peine moins
que le SPD. Dès le soir du scrutin, les stratèges
du parti analysaient ce mauvais résultat
comme la preuve que la direction de la CDU

avait été incapable de porter un discours clair
sur la protection du climat, devenu l’un des
principaux thèmes de préoccupation des
électeurs.
Depuis, la nouvelle patronne de la CDU n’a
cessé de « verdir » son discours, plaidant
pour la neutralité carbone à l’horizon 2050,
évoquant une fiscalité écologique ambi­
tieuse, et promettant un grand plan de rem­
placement des chaudières à gaz ou au fioul.
Markus Söder, le chef de la CSU, a lui aussi fait
de l’écologie son combat principal, allant jus­
qu’à réclamer que la protection du climat
soit inscrite dans la Constitution. Là encore,
une conversion dictée par les résultats des ré­
gionales bavaroises d’octobre 2018, où la
campagne ultra­droitière de M. Söder a fait
fuir des cohortes d’électeurs modérés de la
CSU chez les Verts.
Pour la CDU comme pour le SPD, le défi est
redoutable. Sur l’immigration, qui a polarisé
le débat politique entre 2015 et 2018, comme
sur l’environnement, qui occupe aujourd’hui
le premier plan, les positions à la fois tran­
chées et diamétralement opposées d’AfD et
des Verts jouent en leur faveur. Cela ne veut
pas dire qu’ils sont en passe de devenir majo­
ritaires dans les urnes. Mais ils sont au cœur
du débat et donnent le ton. En face, la CDU et
le SPD sont contraints à des contorsions dou­
loureuses afin de ménager des électeurs aux
aspirations contradictoires et qui, pour les
plus jeunes, semblent de plus en plus con­
vaincus que leur discours est obsolète.
thomas wieder (berlin, correspondant)

SUR L’IMMIGRATION 


COMME SUR 


L’ENVIRONNEMENT, 


LES POSITIONS À LA 


FOIS TRANCHÉES ET 


DIAMÉTRALEMENT 


OPPOSÉES D’AFD


ET DES VERTS 


JOUENT EN LEUR 


FAVEUR


Les nouveaux clivages du modèle politique allemand


RÉSEAUX
juin-août 2019,
La Découverte,
276 pages, 25 euros

« RÉSEAUX » A LE SENS DE LA MESURE


LA REVUE DES REVUES


M


anger cinq fruits et
légumes par jour : cette
fameuse injonction a
depuis peu été complétée par un
nouvel objectif, « faire » ses
10 000 pas quotidiens. Ce seuil
s’est imposé à mesure que les
smartphones et les bracelets capa­
bles de mesurer la marche à pied
se sont multipliés. Cette tendance
à mesurer ses activités (et son
poids, son sommeil, son alimenta­
tion, son cycle menstruel...) à
l’aide d’un smartphone ou d’un
appareil connecté a un nom : le
quantified self. Nouvel avatar de la
surveillance ou moyen d’amélio­
rer sa vie conçu par les gourous ca­
liforniens? C’est cette question
que pose la dernière livraison de la
revue Réseaux.
Le quantified self, une pratique
plutôt répandue à tous les âges,
est un mouvement récent : il est
apparu il y a à peine plus de dix
ans en Californie. Ce lieu de nais­
sance n’est pas neutre, comme le
montrent Minna Ruckenstein,
anthropologue, et Mika Pantzar,
économiste, qui analysent la ma­

nière dont le magazine spécialisé
Wired a dépeint ce mouvement.
Originaire de la Silicon Valley, le
quantified self affirme que, si la
vie d’un individu est réduite en
données, il se connaîtra plus fine­
ment : cette transparence lui per­
mettra ensuite, si les données lui
sont correctement présentées,
d’améliorer et d’optimiser sa vie.

Les discours et les usages
De fait, comme le note l’ergonome
Moustafa Zouinar, certains sys­
tèmes d’automesure « vont plus
loin que la quantification » : ils « in­
cluent des techniques de motiva­
tion et de changement de compor­
tement » par le biais de messages
d’encouragement, de notifica­
tions sur le téléphone, de badges
de récompense, et parfois de fonc­
tionnalités de partage des don­
nées. Les dispositifs d’automesure
sont irrigués, consciemment ou
non, par plusieurs théories psy­
chologiques qui portent sur le
changement de comportement.
De nombreux sociologues esti­
ment que ce mouvement, en fai­
sant de l’individu « l’entrepreneur
de sa propre vie », « déplace cer­

tains enjeux, notamment en
matière de santé, de la sphère
institutionnelle vers l’individu ».
Des travaux à l’influence foucal­
dienne critiquent cette tendance
parce qu’elle tend, selon eux, à
une « discipline du corps » : l’indi­
vidu intériorise des contraintes
artificielles et y adapte insidieu­
sement son comportement.
En réalité, le quantified self ne
modifie pas vraiment les compor­
tements : selon la sociologue
d’Orange Labs Anne­Sylvie Phara­
bod, qui a étudié les mesures de
pas, les individus « modifient leur
routine » à la marge, mais la majo­
rité d’entre eux ne se plongent pas
vraiment dans les données. Lors­
que l’objectif du nombre de pas est
trop éloigné de l’activité réelle de
l’utilisateur, il tend à cesser la me­
sure plutôt qu’à modifier en pro­
fondeur son comportement. Au
fond, Réseaux montre l’écart entre
la réalité des usages et les discours,
qu’ils soient exaltés – le quantified
self permet d’améliorer sa vie – ou
alarmistes – les algorithmes sont
nos nouveaux maîtres. Et ce n’est
pas le moindre de ses mérites.
martin untersinger

VIE DES IDÉES

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