4 |international SAMEDI 7 SEPTEMBRE 2019
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A Moscou, l’Ecole d’économie craint un serrage de vis
L’institution, qui forme l’élite libérale russe, est au cœur du mouvement de contestation
REPORTAGE
moscou correspondance
A
bsents des cours mais
présents dans les es
prits, cinq étudiants
ont bouleversé la ren
trée cette semaine à la HSE. L’Ecole
des hautes études en sciences
économiques, surnommée « Vy
chka » en russe, est devenue l’un
des cœurs à Moscou de la contes
tation antiKremlin. Au fil de l’été,
nombre d’élèves et d’enseignants
de cette prestigieuse école, répu
tée pour son libéralisme, ont re
joint les actions de rue pour dé
noncer l’exclusion de candidats li
béraux aux élections de dimanche
8 septembre au Parlement de la
ville de Moscou, puis les poursui
tes pénales contre une quinzaine
de manifestants. Parmi eux : Egor
Joukov, 21 ans, étudiant en scien
ces politiques, et blogueur anti
Kremlin aux 130 000 followers
qui, cette semaine, devait faire son
retour en quatrième année à la Hi
gher School of Economics (HSE),
comme elle est connue à l’étranger.
« Sur les tableaux des salles de
classe, le jour de la rentrée, nous
avons symboliquement écrit son
nom. Et celui de quatre étudiants
d’autres universités. Tous les cinq
ont été arrêtés. Nous devons les dé
fendre », confie Artiom Tiourine,
18 ans, étudiant en deuxième an
née de sciences politiques à la HSE,
solidaire d’Egor Joukov. Mercredi
4 septembre, l’étudiant a été libéré
de prison et placé en détention
préventive. Ces derniers jours,
d’autres participants ont été con
damnés à des peines de prison
ferme pour leur participation à ces
manifestations ou pour des vio
lences imaginaires.
Pour Kirill Martynov, 38 ans, pro
fesseur de philosophie politique,
« depuis vingt ans, l’école forme des
étudiants dans une atmosphère li
bérale. C’est logique de les voir en
tête de la protestation. Egor est l’un
de mes étudiants. Il a été accusé de
troubles massifs puis d’extrémisme
lors de ces manifestations. Ab
surde! Les enquêteurs devraient
lire l’un de ses derniers mémoires : il
écrivait sur la protestation non vio
lente... » Le jour de la rentrée,
M. Martynov a pris l’initiative
d’écrire les cinq noms derrière son
bureau et devant la centaine d’étu
diants de son cours inaugural.
Ici et là, dans les couloirs de la
HSE, il y a eu d’autres signes de so
lidarité : teeshirts avec le portrait
d’Egor Joukov, « appel » punaisé
sur le panneau d’information en
faveur du « premier prisonnier poli
tique de la HSE », selon l’expression
de Vyshka, journal en ligne de
l’école. « Dans n’importe quelle
autre université de Russie, nous
aurions été punis pour ces initiati
ves. C’est pour cette liberté de pen
sée et d’expression que, dès le début
de mes études, je voulais entrer à la
HSE », insiste Artiom Tiourine.
« Signaux contraires »
Il a luimême été arrêté lors d’un
des « piquets individuels » de sou
tien, seuls rassemblements pu
blics sans autorisation préalable
permettant aux protestataires de
brandir des pancartes, à condition
d’être séparés de 50 mètres les uns
des autres. Lorsqu’il a passé l’affi
che à l’un de ses amis, la police l’a
interpellé. Le juge l’a condamné à
huit jours de prison pour nonres
pect des règles. Artiom Tiourine
est sorti quatre jours avant de re
prendre les cours.
La rentrée s’est passée presque
normalement à la HSE parmi ses
quelque 40 000 étudiants et
7 000 enseignants ou chercheurs
répartis sur quatre campus. « No
tre école est un lieu pour étudier et
non pour protester ou exprimer des
positions politiques », rappelle le
service de presse pour justifier son
refus d’autoriser notre présence
dans l’école le jour de la reprise.
« Ils ont toujours adopté cette posi
tion neutre. Mais, après cet été, ils
insistent encore plus fort sur cette
formule bien utile », remarque
Svetlana Kisseleva, rédactrice en
chef de Vyshka, rencontrée sur un
banc en face d’un des bâtiments
de la HSE. « Il y a un risque que la
contestation, vrai test pour l’avenir
de l’école, ne serve de prétexte pour
un serrage de vis », craintelle.
« L’équilibre est fragile... D’autant
plus que des signaux contraires
nous ont été envoyés », témoigne
Kirill Martynov, attablé à l’un des
cafés préférés des professeurs et
étudiants. Lui qui enseigne à la
HSE depuis plus de dix ans cons
tate que, dès le printemps, les si
gnes se sont multipliés : soudaine
inspection générale de l’autorité
de contrôle, inquiétante restructu
ration du département des scien
ces politiques, difficile renouvelle
ment de contrats de certains pro
fesseurs, refus d’entrée dans les lo
caux à l’une des figures de
l’opposition, interdiction faite à
un groupe d’étudiants d’organiser
une pétition de soutien aux « pri
sonniers politiques » lors de la fête
de rentrée, ce weekend dans un
parc... Il redoute des « pièges »
comme dans d’autres universités :
de vraisfaux étudiants provo
quant des questions sur l’opposi
tion et enregistrant les réponses
pour mieux les rapporter.
Créée à l’initiative d’économis
tes en 1992, la HSE a réussi jus
quelà à rester un îlot de libéra
lisme parmi les universités publi
ques. Si étudiants et professeurs
ne peuvent parler politique à l’in
térieur, ils ne sont jamais rappelés
à l’ordre pour leurs propos tenus à
l’extérieur. Les élèves racontent
que la liberté d’expression est
réelle, et les enseignants, qu’ils
n’ont pas à citer Poutine dans leurs
travaux pour progresser en in
terne. Dirigée par le mari d’Elvira
Nabiullina, présidente de la ban
que centrale, la HSE veut faire con
currence aux meilleures universi
tés mondiales. Dans ses recher
ches comme dans son organisa
tion, elle demeure donc attachée
aux standards européens.
« Mais dire que nous sommes un
foyer de libéralisme est une exa
gération! Ouverts à tous, nous
accueillons professeurs et ex
perts proches du gouvernement.
Nous ne sommes pas hors sys
tème », prévient la vicerectrice,
Valeria Kassamara, qui a pris la
défense d’Egor Joukov. Aux con
troversées élections du Parle
ment de Moscou, elle se présente
en candidate « indépendante »
proche de la mairie, et donc du
Kremlin. Une confusion des rô
les qui en inquiète plus d’un sur
le campus de la HSE.
nicolas ruisseau
L’image du maire de la capitale abîmée par la répression
Incapable d’endiguer la contestation, Sergueï Sobianine a dû approuver la manière forte décidée par le Kremlin contre les opposants
C
e jourlà, celui de l’arresta
tion de Mikhaïl Svetov, le
fossé séparant le maire de
Moscou Sergueï Sobianine de ses
administrés est apparu plus béant
que jamais. Ce 30 juillet, en l’ab
sence des meneurs de la contesta
tion, tous emprisonnés, Svetov, di
rigeant d’un petit parti libertarien,
était venu à la mairie négocier la
tenue d’une nouvelle manifesta
tion pour des « élections libres »
dans la capitale. A peine l’échec des
discussions entériné, le jeune op
posant était interpellé devant le
bâtiment rose de la rue Tverskaïa,
au mépris des règles protégeant
habituellement les émissaires.
Que le maire, Sergueï Sobianine,
ait ou non autorisé cette spectacu
laire arrestation importe peu. Le
mythe d’un Sobianine moderne et
libéral, prêt au compromis, venait
de disparaître. Le même jour, le
maire rompait le silence pour en
fin commenter le feuilleton de
l’été, cette contestation née du re
fus de laisser participer les candi
dats de l’opposition libérale au
scrutin municipal du 8 septembre.
« Ces manifestations trouvent
leur origine non dans un problème
d’enregistrement des candidats,
mais dans une volonté de s’empa
rer illégalement du pouvoir », dé
clare M. Sobianine d’une voix peu
assurée. Contre toute évidence, il
dénonce la présence d’« émeu
tiers » lors de ces rassemblements
parfaitement pacifiques et loue la
réponse « adéquate » de la police.
Le malaise est patent : l’homme
n’est pas un politique, son man
que de charisme saute aux yeux, il
lit un prompteur. Sobianine est un
technocrate, un « manager »,
comme on dit en Russie, et c’est
précisément pour cela qu’il a été
placé à la mairie de Moscou
en 2010. Ancien gouverneur de la
région de Tioumen, en Sibérie,
chef de l’administration présiden
tielle entre 2005 et 2008, le haut
fonctionnaire avait pour mission
de clore l’ère Iouri Loujkov, mar
quée par les scandales et une indé
pendance politique trop visible.
L’administration Sobianine, qui
gère un budget annuel de quelque
2 700 milliards de roubles (envi
ron 37 milliards d’euros), n’a certes
pas été exempte d’affaires de cor
ruption, mais la gestion du maire
est largement saluée comme effi
cace. Sobianine a réussi à transfor
mer Moscou, mégapole de 12 mil
lions d’habitants, en « une ville
européenne agréable, aux trans
ports en commun modernes et aux
rues propres », comme l’écrivait ré
cemment Alexandre Baounov, du
Centre Carnegie.
Politiquement, Sergueï Sobia
nine réussissait aussi le coup de
force de maintenir le dialogue
autant avec les classes moyennes
moscovites, souvent libérales,
qu’avec les faucons du Kremlin.
En 2013, le maire avait vu sa sta
ture renforcée en affrontant
dans les urnes la bête noire du
pouvoir, l’opposant Alexeï Na
valny, qui avait été autorisé à se
présenter et avait récolté 30 %
des voix.
« Alors même qu’il n’appartient
pas au premier cercle historique
autour de Vladimir Poutine, So
bianine était vu au sein de l’élite
comme un premier ministre po
tentiel, voire comme un possible
candidat à la succession à Pou
tine après 2024, explique Tatiana
Stanovaïa, chercheuse au sein du
groupe de réflexion R.Politik. La
crise moscovite lui a fait beau
coup de mal. »
Dès l’origine, les élections au
parlement de la Ville, prévues le
8 septembre – différentes de l’élec
tion du maire, qui a eu lieu en 2018
- ont constitué une épine dans le
pied de la mairie, sommée par la
présidence de mener à bien le dos
sier. Face à l’impopularité du parti
au pouvoir, Russie unie, le maire a
choisi de pousser des candidatu
res pseudoindépendantes, allant
péniblement chercher des per
sonnalités de la société civile.
Mais c’est l’interdiction des candi
datures d’opposants qui a provo
qué la rupture avec la classe ur
baine libérale de la capitale.
Fermeture du régime
M. Sobianine s’est montré inca
pable de réagir face à la contesta
tion naissante, avant que le dos
sier ne remonte au Kremlin. Ce
luici a choisi la manière forte –
arrestations massives lors des
manifestations, poursuites péna
les contre des participants –, obli
geant le maire à s’aligner. Mais
sans parvenir à calmer la grogne,
qui a culminé le 10 août avec
un rassemblement de plus de
50 000 personnes.
Dans l’affaire, M. Sobianine a
également perdu le crédit dont il
disposait au sein de l’élite politi
que, qui l’a rendu responsable du
fiasco. Le jugement est sans
doute injuste, tant le hiatus entre
les Moscovites et les autorités dé
passe la personnalité du maire.
C’est bien le pouvoir russe dans
son ensemble, tétanisé à mesure
qu’approche la fin du mandat de
M. Poutine, en 2024, qui a décidé
de traiter ses opposants non en
adversaires, mais en ennemis et
en révolutionnaires. La baisse du
niveau de vie et le recul des liber
tés civiles, depuis 2014, rendent
par ailleurs illusoire l’idée d’un
dialogue apaisé entre le pouvoir
et les classes moyennes moscovi
tes, les premières touchées.
L’effacement en cours de per
sonnalités de compromis comme
M. Sobianine est emblématique
de la fermeture du régime russe
depuis 2014, qui « ne prend désor
mais plus soin de maintenir un dia
logue et une opposition de fa
çade », note Mme Stanovaïa.
Reste désormais au maire à sau
ver l’essentiel en évitant la défaite
lors du scrutin du 8 septembre.
Sergueï Sobianine a brûlé une
dernière cartouche en annon
çant, quelques jours avant le vote,
une hausse des minimums
vieillesse pour les retraités vivant
dans la capitale, soit le nouveau
cœur de son électorat.
benoît vitkine
Face à la
contestation,
le Kremlin a
choisi la manière
forte, obligeant le
maire à s’aligner
Des manifestants brandissent le portrait de l’étudiant Egor Joukov, détenu par les autorités, le 10 août à Moscou. Y.KADOBNOV/AFP
Parmi les
étudiants : Egor
Joukov, 21 ans,
blogueur
anti-Kremlin,
en détention
préventive
LE PROFIL
Sergueï Sobianine
Originaire du nord de l’Oural,
Sergueï Sobianine, 61 ans, a vu
sa carrière politique décoller
sous les mandats de Vladimir
Poutine. Gouverneur de la ré-
gion de Tioumen, en Sibérie,
puis chef de l’administration
présidentielle, il est nommé
maire de Moscou en 2010, posi-
tion à laquelle il sera élu en 2013
et en 2018. Sous son règne,
la capitale russe s’est fortement
modernisée. Attentif à son
image, il a aussi développé
nombre de médias locaux.
Vladimir Poutine annonce un échange
de prisonniers « massif » avec Kiev
Vladimir Poutine a annoncé, jeudi 5 septembre, un échange « mas-
sif » de prisonniers avec Kiev à « une date connue prochainement ».
Parmi les noms évoqués figurent le réalisateur Oleg Sentsov, con-
damné à vingt ans de prison pour « terrorisme », et 24 marins
ukrainiens détenus à Moscou après un incident naval au large de
la Crimée, en novembre 2018. En échange, le journaliste de
l’agence de presse russe RIA Novosti, Kyrylo Vychynsky, jugé pour
« haute trahison » à Kiev, pourrait être remis à la Russie. Vladimir
Tsemakh, un ex-chef militaire des séparatistes prorusses, « sus-
pect » dans l’enquête sur le crash du vol MH17, pourrait faire partie
de l’échange, suscitant le trouble, notamment aux Pays-Bas.