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Vendredi 6 septembre 2019
Critiques| Littérature|
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La dernière patiente
Rencontre de deux personnes
abusées et désabusées par la vie,
Agathe séduit par son atmosphère
feutrée ainsi que par l’immense
attention que l’auteure porte aux
émotions de ses personnages
maladroits. Il y a dans ce premier
roman la délicatesse du regard
d’Emmanuel Bove. Le livre prend la
forme du journal d’un psychana
lyste peu avant la retraite. La dis
tance avec les autres est le pilier de
la vie de ce solitaire qui ne laisse
rien de ce qui se passe dans son ca
binet le suivre dans son apparte
ment. Puis arrive Agathe. Elle veut
consulter après une tentative de
suicide mais ne nourrit « aucune
illusion d’aller bien » et souhaiterait
« simplement pouvoir fonctionner ».
Celle qui sera sa dernière patiente
sent la pomme, trouve le psycha
nalyste, qui lentement baisse la
garde. Bomann décrit avec justesse
ce moment où
deux individus se
reconnaissent.
Deux êtres que
vivre effraie.
gladys marivat
Agathe, d’Anne
Cathrine Bomann,
traduit du danois
par Inès Jorgensen,
La Peuplade, 176 p., 18 €.
La vie ne fait pas de cadeau aux Amérindiens d’Oakland.
Tommy Orange chante ce malêtre dans « Ici n’est plus ici »
Le blues de l’Indien urbain
Journée des peuples autochtones, en Californie, en octobre 2017. DAVID MCNEW/AFP
mariehélène fraïssé
D
e ses origines « mix
tes », de la complexité
et des déchirements
qu’elles impliquent,
Tommy Orange, né en 1982 d’un
père cheyenne et d’une mère
blanche, fait un atout maître. Son
magnifique premier roman, Ici
n’est plus ici, a rencontré un succès
immédiat aux EtatsUnis. There
There, le titre original, fait réfé
rence au quartier populaire
d’Oakland où le romancier a
grandi et où évoluent ses person
nages. Il l’emprunte à Gertrude
Stein, qui avait elle aussi vécu sa
jeunesse dans ce faubourg de San
Francisco, peu peuplé à son épo
que. Passant par là au soir de sa
vie, elle fut prise de vertige : « Ici
n’est plus ici. » (« There is no there
there. ») Trou noir mémoriel, ver
tigineux mais fugace, d’une voya
geuse en transit. Tommy Orange,
lui, se saisit de ces deux mots
pour définir le malêtre transgé
nérationnel qui colle à la peau des
siens, descendants des premiers
habitants des Amériques, broyés,
acculturés, déplacés, hantés par la
perte d’une terre « enfouie sous le
verre, le béton, le fer et l’acier ».
Contre les clichés
Tommy Orange n’a pas grandi
dans une réserve. Il est « plus ha
bitué au bruit d’une autoroute
qu’à celui des rivières ». Et bien
qu’il soit enregistré en tant que
native (ce qui lui a donné un pré
cieux accès à des bourses d’étu
des), il n’arbore pas de plumes, ne
joue pas du tambour. Son en
fance a baigné dans l’ambiance
de la Native American Church, où
son père officiait, laquelle com
bine le culte visionnaire du
peyotl et le message chrétien.
Mais Orange se définit surtout en
tant qu’« Indien urbain », ferraille
contre les clichés peauxrouges,
tout en interrogeant le désespoir
irréductible de ses proches avec
une sorte de tendresse empathi
que et lucide. Certains, plus tradi
tionalistes ou plus activistes que
lui, le qualifieront peutêtre de
« pomme » (rouge dehors, blanc à
l’intérieur), car aucun de ses per
sonnages ne semble trouver une
vraie rédemption sur ces che
mins militants.
L’un d’entre eux, au fil du ro
man polyphonique qu’il a savam
ment composé, où les destins in
dividuels se trouvent progressi
vement interconnectés à la veille
d’un certain « Grand PowWow
d’Oakland » bouffon et tragique à
la fois, est plus particulièrement
l’alter ego de l’auteur : un jeune
documentariste halfblood (moi
tié indien) nommé Dene Oxen
dene, que hante un sentiment
d’irréalité : « Quand tu prenais un
bain, tu regardais tes bras cuivrés
sur tes jambes blanches, dans
l’eau, et tu te demandais comment
ils pouvaient être attachés au
même corps, dans une même
baignoire. »
Chez d’autres, la part autoch
tone se révèle carrément toxique.
Tony Loneman, qui se rendra
complice de la tuerie collective
dudit powwow, trimballe
comme une sorte d’animal de
compagnie maudit ce qu’il ap
pelle son « Drome », abréviation
du « syndrome d’alcoolisation
fœtale » transmis par sa mère.
Humour noir
Jacquie Red Feather, elle, se
présente comme « conseillère
en toxicomanie ». Violée toute
jeune, lors de l’occupation d’Alca
traz en 1969 – moment fondateur
du réveil amérindien, dont le
mythe est écorné au passage –,
Jacquie replonge régulièrement
dans l’alcool et n’a réussi à pren
dre en charge aucun de ses en
fants. Des années plus tard, elle
croise son violeur à l’occasion
d’un colloque sur le taux de sui
cide exponentiel des jeunes de la
communauté. « Les empêcher de
se faire du mal », le titre bienpen
sant de cette réunion de bras
cassés, reflète l’humour noir dont
Tommy Orange larde les récits de
vie de ses personnages aussi abî
més qu’attachants.
Dans cette galerie, une femme
semble tenir solidement debout,
en dépit d’un parcours personnel
et familial tout aussi accidenté.
Opale Viola Victoria Bear Shield est
le nom à tiroirs que l’auteur attri
bue, sourire en coin, à cette grand
mère corpulente, résiliente, géné
reuse. Opale a tracé sa route obsti
nément. Malgré une adolescence
ballottée au cours de laquelle elle a
laissé pour mort d’un coup de
batte bien appliqué une sorte
d’« oncle » trop caressant, cette
Mère Courage amérindienne
finit par élever seule, avec
rigueur et amour, ses petits
enfants. Factrice à Oakland,
elle va de porte en porte par
tous les temps, distribuant le
courrier aux personnages du
roman voués à se rencontrer
lors du drame final...
Tommy Orange avoue se
sentir mal dans sa peau lui
aussi : trop peu amérindien,
pas assez blanc. De cette « in
suffisance », qui lui fournit une
sorte d’énergie créatrice, il a tiré
un maître livre. A lire absolument
pour dépasser le mépris, autant
que l’adulation niaise, qui s’atta
che à la figure de « l’Indien ».
ici n’est
plus ici
(There There),
de Tommy
Orange,
traduit de
l’anglais
(EtatsUnis)
par Stéphane
Roques,
Albin Michel,
« Terres
d’Amérique »,
336 p., 21,90 €.
EXTRAIT
« Tony se retourne au son des coups de
feu, se dit que c’est peutêtre lui qui est
visé. Il voit un jeune danseur être
atteint par une balle derrière Charles,
le voit s’écrouler. Tony lève son arme et
s’avance vers eux – sans trop savoir qui
viser. Tony voit Carlos tirer dans le dos
d’Octavio, puis un drone tomber sur la
tête de Carlos. Le pistolet de Tony
fonctionne assez longtemps pour qu’il
puisse tirer deux ou trois fois sur Car
los, assez pour l’immobiliser. Tony sait
que Charles lui tire dessus, mais il n’a
encore rien senti. La gâchette est coin
cée. Le pistolet est trop chaud pour
qu’il puisse le garder à la main, alors
Tony le lâche. C’est à ce momentlà
qu’il reçoit la première balle. Il a l’im
pression qu’elle lui brûle et lui traverse
la jambe, même s’il sait que sa course
s’est arrêtée. Charles continue de lui
tirer dessus et de le rater. »
ici n’est plus ici, page 326
Une rencontre à Zurich
« Il ne viendra pas », dit l’élégante
femme assise à lun café en bordure
du lac de Zurich à l’homme qui, à la
table voisine, tente d’attirer son
chien avec un biscuit. Effective
ment, le chien ne vient pas. Mais
l’homme et la femme, eux, ne s’en
rapprocheront pas moins. Tout
pourtant les sépare. Elle, ancienne
danseuse étoile ; lui, d’origine
kurde, jardinier. Cette première
rencontre sera suivie d’autres jus
qu’à ce qu’ils deviennent amants.
On reconnaît ici la trame inversée
de la nouvelle de Tchekhov « La
Dame au petit chien » (1899). Mais,
pardelà ce renversement, Dana
Grigorcea, auteure suisse d’origine
roumaine, parvient à inventer,
avec beaucoup de finesse, une his
toire pleine d’une grâce mélan
colique, sur les arcanes de l’amour
et les injonctions du désir.
pierre deshusses
La Dame au petit
chien arabe
(Die Dame mit dem
maghrebinischen
Hündchen), de Dana
Grigorcea, traduit
de l’allemand (Suisse)
par Dominique
Autrand, Albin Michel,
140 p., 15 €.
Tachkent-Moscou
L’Ouzbékistan : c’est là qu’est née
l’auteure, en 1953. A Tachkent, où
sa famille, comme des milliers
d’autres, fut évacuée pendant la
seconde guerre mondiale. Son
enfance et son adolescence se sont
déroulées dans cette ville d’Asie
centrale, avant qu’elle ne démé
nage à Moscou, puis n’émigre en
Israël. Du côté ensoleillé de la rue,
son quatrième roman traduit, met
en scène deux femmes, des an
nées 1940 aux années 1990 : une
mère délinquante souvent empri
sonnée pour trafic, et sa fille, une
artiste. Jamais vaincues, mère et
fille se fraient un passage dans la
vie, comme le ruisseau – l’aryk –
dans les rues de Tachkent. S’effor
çant de jeter des passerelles
pardessus les années écoulées,
Roubina ressuscite un monde à ja
mais évanoui où l’exotisme orien
tal et le quotidien soviétique sont
inextricablement
mêlés.
elena balzamo
Du côté
ensoleillé de la rue
(Na solnetchnoï
storone ulitsy),
de Dina Roubina,
traduit du russe
par Sophie Lafaille,
Macha, 448 p., 19,90 €.
Chris Kraus devant les barreaux
Autour de l’expérience carcérale, l’écrivaine poursuit sa critique de l’Amérique commencée avec « I Love Dick »
florence bouchy
P
our ceux qui ont lu I Love Dick
(Flammarion, 2016), le nouveau
livre de l’Américaine Chris
Kraus, Dans la fureur du monde,
paraît d’abord évoluer en terrain fami
lier. Au romanperformance rapportant
le délire auquel la narratrice s’était livrée,
avec la complicité de son mari, durant sa
passion amoureuse pour un certain Dick
(lequel n’en demandait pas tant, et avait
eu fort à faire pour se libérer du disposi
tif artistique et littéraire dans lequel il
s’était trouvé pris), succède l’évocation
de la relation sadomasochiste de l’écri
vaine avec « un tueur ». C’est au Chateau
Marmont, l’hôtel où se presse le Tout
Hollywood, qu’elle l’avait rencontré. De
puis le succès d’I Love Dick et la recon
naissance de son travail de vidéaste,
Chris Kraus est en effet devenue une
figure de la vie artisticomondaine de
Los Angeles. Elle y évolue avec aisance.
Dans la fureur du monde peut être lu
comme le récit du choc suscité chez elle
par la sortie brutale de ce qu’elle nomme
ellemême une « bulle », lorsqu’on la ren
contre en juin, à Paris. « Dans le milieu ar
tistique que je fréquente à Los Angeles, ex
pliquetelle, tout le monde est de gauche,
tout le monde se dit engagé, on parle
constamment de politique. Mais cela reste
complètement abstrait, sans lien avec la
réalité politique du pays, car nous vivons
entre nous, dans un monde d’opulence, où
l’argent n’est un problème pour personne
et peut régler tous les problèmes. »
Son argent, elle le gagne d’ailleurs en
réalisant des opérations immobilières,
qui l’amènent à investir dans une tout
autre Amérique, à Albuquerque (Nou
veauMexique). Elle y emploie un
homme, tout juste sorti de prison,
qu’elle nomme Paul Garcia dans le ro
man, et dont elle fait rapidement son
compagnon. Sans diplôme et sans
ressources, sans culture académique et,
partant, sans accès au langage abstrait,
Paul se débat avec le réel et vit avec l’idée
qu’« il y a toujours une menace qui se
profile ». Même lorsque la vie semble en
fin lui sourire, grâce à sa rencontre avec
Catt, la narratrice, il sait que, « quoi qu’il
accomplisse, il sera toujours un impos
teur. Un jour ou l’autre, il sera découvert ».
Dans la fureur du monde décrit le méca
nisme implacable en vertu duquel celui
qui sort de prison et n’a ni argent ni ré
seau social sur lequel compter retourne
immanquablement en prison.
Regard constamment décalé
Quand, chaque jour de visite, au
pénitencier, elle voit le garde passer les
menottes à Paul, la narratrice prend
conscience qu’elle a « lu tous les livres qu’il
fallait sur la violence symbolique, les for
mes douces de contrôle, elle a même
donné des cours dessus – mais [qu’]assis
ter à cette petite humiliation quotidienne »
lui a fait « le même effet que regarder des
photos de la Shoah quand elle avait 12 ans.
Elle avait franchi une ligne. Elle ne pouvait
plus regarder quelqu’un d’autre sans pen
ser “Moi je sais et toi, non” ».
Si elle récuse les termes d’autobio
graphie et même d’autofiction, pour
désigner son travail, au motif que la
construction du texte, sa recherche for
melle, son travail d’élucidation par l’écri
ture en font un véritable roman, Chris
Kraus fait bel et bien de son vécu, réel et
fantasmé, la matière exclusive de son
œuvre. Mais le regard constamment dé
calé qu’elle porte sur lui, son goût pour
l’analyse et les associations d’idées et,
surtout, son honnêteté intellectuelle en
font l’occasion d’une lecture revivifiée et
furieusement revigorante d’une Améri
que que les années Obama n’ont pas
réussi à guérir des années Bush.
dans la fureur du monde
(Summer of Hate),
de Chris Kraus,
traduit de l’anglais (EtatsUnis)
par Alice Zeniter,
Flammarion, 304 p., 20 €.