Le Monde - 06.09.2019

(vip2019) #1
4
| Littérature| Critiques

Vendredi 6 septembre 2019

0123


Sabotage


Peu de livres exigent à ce point
d’être lus jusqu’à la dernière ligne
pour être compris. Ce qui n’ôte
aucune de ses qualités au premier
roman de Guillaume Lavenant.
Mais incite le lecteur à tourner les
pages de ce texte intrigant, dont
l’écriture se veut d’autant plus
rationnelle et maîtrisée que
la folie et la démesure transpirent
de son propos. S’adressant à une
jeune femme qu’il missionne
pour entrer au service d’une
famille très conventionnelle,
le narrateur de Protocole gouver­
nante détaille chacun des actes
qu’elle devra accomplir pour
saboter ce foyer. Anticipant ainsi
dans le moindre détail – et ce n’est
pas le moins inquiétant – chacune
des réactions, des paroles et même
des pensées des différents acteurs
du drame. Utopie ou dystopie,
le roman de
Guillaume Lave­
nant a la force des
récits engagés et
désespérés.
florence bouchy
Protocole
gouvernante,
de Guillaume
Lavenant, Rivages,
192 p., 18,50 €.

Avec « Une partie de


badminton », Olivier Adam


retrouve son alter ego naviguant


à vue entre crises personnelles


et sociales. Lucide


Basses eaux


à Saint­Malo


Saint­Malo vu du Grand Bé, à l’embouchure de la Rance. DAVID SAUVEUR/AGENCE VU

macha séry

L


e même! Un autre! » Cette
formule serinée par les
ivrognes pourrait être
celle des romanciers qui
ajustent les mensurations de leur
personnage fétiche en fonction
des exigences romanesques. A
travers un portrait personnel mis
en crise ou en aventures et réac­
tualisé à date plus ou moins fixe,
ils ébauchent une chronique
d’époque. C’est Bandini chez John
Fante (1909­1983). C’est Paul chez
Olivier Adam. Des alter ego sur
lesquels chacun d’eux a exercé
son autodérision et perfectionné
son sens de l’honnêteté.
De livre en livre, la compagne de
Paul s’appelle Sarah et leurs
enfants, Manon et Clément. Tan­
tôt celle­ci est l’aînée de la fratrie,
comme dans Une partie de
badminton, le nouveau roman de
l’auteur, tantôt c’est son frère.
Parfois Sarah a quitté Paul. Parfois
elle est morte (Des vents contrai­
res, L’Olivier, 2009). Dans Les
Lisières (Flammarion, 2012), ils
sont divorcés.
Paul lui­même présente un profil
changeant. Ses origines géographi­
ques fluctuent, comme son patro­
nyme – Tellier dans Je vais bien, ne
t’en fais pas (Le Dilettante, 2000),
Anderen dans Des vents contraires,
Steiner dans Les Lisières, Lerner
dans le nouveau livre. Le plus
souvent, sa raison sociale est d’être
romancier­scénariste renommé
ou en cale sèche (toute ressem­
blance avec l’écrivain de chair et
d’os n’étant pas totalement for­
tuite). Mais il peut être moniteur
d’auto­école (Des vents contraires)
ou reporter pour un journal bre­
ton (Une partie de badminton).
Paul Lerner est, en effet,
retourné vivre avec sa famille à

Saint­Malo après une parenthèse
parisienne de cinq ans, perché sur
la butte Montmartre ; Paris où il
fut fêté, où il a vu sa cote décliner,
où son inadaptation au monde
s’est confirmée. « C’est bien moi,
pensa­t­il. Jamais à ma place là où
je me trouve. Ici [à Paris], les consi­
dérations sur l’état de la mer, le
temps qu’il fait, les menus événe­
ments de la côte lui avaient man­
qué. Là­bas, il se languissait sans se
l’avouer d’une vie intellectuelle ali­
mentée en permanence. Pourtant
qu’avait­il gagné de tout cela?
Qu’y avaient gagné ses livres? »
Quels que soient les avatars de
Paul dans l’œuvre d’Olivier Adam,
ils ne s’épargnent pas. Lerner se
juge épuisant, assommant, capa­
ble de se brouiller avec quiconque
du jour au lendemain. Chez cet
hypersensible, passablement mi­
santhrope, quelque chose résiste
à la corrosion. Tant pis pour l’air
du temps – désormais iodé. Parmi
la génération d’écrivains propul­
sés sur le devant de la scène litté­
raire la même année que lui, il fut

et reste celui qui a, selon la for­
mule de Paul Lerner, endossé le
costume de « romancier social ».
Qu’importe la réputation de gra­
vité, « sa manière et ses convic­
tions le portant en dépit de tout à
implanter ses récits dans la réalité
quotidienne de la majorité silen­
cieuse, entre fins de mois difficiles
et chômage, précarité, sentiment
d’abandon et spectre du déclasse­
ment ». L’été, Saint­Malo est une

ville touristique. Les résidences
secondaires ouvrent leurs fenê­
tres, les Parisiens affluent. Hors
saison, le coin ne compte que des
gens ayant des emplois modestes.
Quand ils en ont un.
A cette aune, le titre, Une partie
de badminton, détonne. Il respire
l’été quand il faut, une nouvelle
fois, « passer l’hiver ». Il exprime
une insouciance inhabituelle. Car,
quoi qu’il lui en coûte, Olivier
Adam est l’écrivain des bords du
monde et des débords de soi. En
outre, il n’est jamais question de
jouer au badminton au fil de l’in­
trigue. Alors quoi? La référence
provient d’une chanson d’Alain
Chamfort devenue une réplique
complice entre père et fille. « Ma­
non en conclut que la vie était un
sacré sac de nœuds, un putain de
sport de rue et Paul acquiesça.
− Sûr, c’est pas du badminton. »
Lui­même est en passe de perdre
sa femme et son travail de journa­
liste. Une inconnue l’épie. Manon
fugue. Sa maison est taguée d’in­
sultes. Des lycéens tabassent un
réfugié et le maire donne son ac­
cord pour que soit détruit le cam­
ping face la mer, au bénéfice d’un

complexe hôtelier de luxe. Crise
de couple, crise d’adolescence,
crise des migrants. Sûr, c’est pas
du badminton.
Le sport dans lequel se distingue
Olivier Adam – qui, fort heureuse­
ment, assume le label de « roman­
cier social » et la mission affé­
rente – est d’ordre prosodique,
dans le balancement des phrases,
dans la rythmique des mots, dans
la lucidité qu’ils formulent. En
témoignent les considérations
par touches pointant les discrètes
mutations à l’œuvre depuis la
parution des Lisières, en 2012 :
la transformation des quartiers,
la conversion des commerces, les
trajectoires brisées des uns, l’as­
cension fulgurante des autres, la
chape de plomb provoquée par les
attentats, les crispations politi­
ques. Paul Lerner navigue à vue et
tient la barre.

une partie de badminton,
d’Olivier Adam,
Flammarion, 378 p., 21 €.
Signalons, du même auteur,
la parution en poche de Chanson
de la ville silencieuse,
J’ai lu, 252 p., 7,40 €.

La métamorphose de Violaine Huisman


« Rose désert », deuxième livre de l’écrivaine, poursuit son exploration singulière de l’héritage maternel


fabrice gabriel

C’


est à Proust que Violaine
Huisman avait emprunté le
beau titre de son premier
livre, Fugitive parce que reine
(Gallimard, 2018), qui annonçait, en
même temps qu’un récit familial large­
ment autobiographique, le portrait sou­
vent poignant d’une mère fantasque et
libre, sombre et imprévisible, dont l’his­
toire racontait aussi, sans bavardage
théorique, quelque chose de la condition
des femmes – et des filles – depuis la se­
conde guerre mondiale. Ce titre valait­il
devise d’écriture, programme d’une
œuvre à venir? Peut­être... car c’est bien
encore d’une fuite qu’il s’agit dans Rose
désert, le deuxième roman de cette écri­
vaine installée à Brooklyn, qui affirme sa

singularité de style sans échapper à ses
obsessions, sans renoncer surtout à l’hé­
ritage de cette « reine » que fut sa mère,
dont elle réécrit, en filigrane, le tombeau.
Le livre débute par un voyage, l’espèce
de folie d’un départ au désert, après
une rupture amoureuse : un périple
solitaire, pour l’essentiel mauritanien,
ponctué de quelques rencontres et des
souvenirs récurrents de l’ex­fiancé, ses
étreintes, sa cruauté, son insupportable
arrogance d’Américain bien né qui
condescend à lire Balzac et se pique de
traduire Apollinaire...
C’est un peu « Violaine en Afrique », qui
cherche le danger, l’oubli même, mais
sans s’épargner dans le miroir de cette
fausse fiction aventureuse, volontiers
érotique : nulle complaisance dans
l’image que donne d’elle­même la narra­
trice, cliché assumé de la femme blanche
parcourant, autant que des paysages ex­
traordinaires, les conventions possibles
d’une littérature (post)coloniale, avec ses
dunes de rigueur et ses baroudeurs

expatriés. Elle se cherche, donc, et se perd,
se moque aussi de ses embrasements
comme de ses préjugés. Elle raconte, sur­
tout, dans l’élan discontinu d’une prose
qui parfois semble s’égarer, elle aussi,
mais toujours nous reprend et finit par
nous mener au Sénégal, où la mère a
passé les dernières années de sa vie.

L’apprentissage du monde
Le livre alors se casse, pour recommen­
cer : après l’Afrique et les emportements
de la première personne, la deuxième
partie s’ouvre sur la neu­
tralité d’un acte de nais­
sance. Carnet rose après
rose désert : « Violaine est
née le 7 mai 1979. »
Comme s’il était vain de
se soustraire à l’origine,
donc à son premier livre,
l’écrivaine choisit de le réécrire selon un
autre point de vue, un prénom d’homme
assurant le lien, discrètement, entre les
hémisphères de ce drôle d’organisme

narratif. C’est la saga familiale de Fugitive
parce que reine que l’on retrouve ainsi, à
l’arrière­plan d’un récit où Violaine fait
entre Paris et New York l’apprentissage
du monde, de la vie, des garçons... Une
éducation sentimentale et sexuelle, ta­
bleau d’une jeunesse pré­bobo, au tour­
nant des années 2000, dans une quête
d’identité qui pourrait presque être ba­
nale si elle ne s’ombrait, encore une fois,
de la silhouette de cette mère « destruc­
trice, manipulatrice, dangereuse, imprévi­
sible, suicidaire ».
On comprend dès lors que Rose désert
n’est pas simplement un livre de souve­
nirs ou d’adieu, qui se clôt pourtant sur
une manière d’horizon méditatif et ma­
licieux, digne de... Lucky Luke (la narra­
trice ne manque pas de drôlerie). C’est
plutôt comme l’expérience, crânement
littéraire, d’une métamorphose réussie :
fugitive et tellement fille, c’est par le défi
de l’écriture que Violaine, devenue mère
elle­même, pourra se dire à son tour, et
de son irrésistible façon, une reine.

rose
désert,
de Violaine
Huisman,
Gallimard,
236 p., 19 €.

Un vétéran de l’Algérie


« J’ai toujours eu peur de Jim »,
avoue Thierry Crouzet à propos
de son père, qui, un jour, a menacé
de les tuer, sa mère et lui, avec un
fusil. Dans ce premier roman,
l’écrivain­journaliste tente de re­
monter à l’origine de cette vio­
lence et, par là, de se rapprocher de
ce géniteur. Jim fait partie des ap­
pelés envoyés en 1956 en Algérie.
Les deux mois de camp où le jeune
homme et ses camarades, tous
aussi ignorants de ce pays, pren­
nent peu à peu conscience de ce
qui s’y joue, le premier meurtre et
l’envol de l’innocence paternelle,
puis le massacre d’Oued Arich, à la
frontière marocaine, marquent les
étapes de sa métamorphose. A
partir des notes de son père et
d’une ample documentation,
l’auteur compose un récit saisis­
sant et restitue un peu d’humanité
aux vies minuscules
lâchées dans un
conflit qui les dé­
passe et dont la vio­
lence les hante pour
toujours.st. d.
Mon père,
ce tueur,
de Thierry Crouzet,
La Manufacture de livres,
220 p., 17,90 €.

Tchao Pantin
Comment regardera­t­on une sta­
tion­service après avoir lu Alexan­
dre Labruffe? Certainement avec
curiosité, tant le primo­romancier
transfigure ce lieu où l’on passe
sans s’attarder. Loufoque et
désabusé, Beauvoire, le narrateur,
est pompiste à Pantin. Il aime
l’odeur de l’essence, les notes de
bas de page, les vieux films,
Baudrillard et Fitzgerald. Sous
forme de fragments entremêlant
observations sociologiques, élucu­
brations philosophiques et micro­
récits, Beauvoire raconte son quo­
tidien fait d’ennui et d’assujettis­
sement à l’impératif commercial,
mais aussi rempli de rencontres
incongrues. En arpentant cet « épi­
centre de la banalité contempo­
raine », l’écrivain suggère une so­
ciété de consommation qui épuise
autant les ressources naturelles
que ses membres et qui semble
avoir étouffé toute trace de ré­
volte. Comme si la
seule résistance
possible résidait
dans l’ironie et
la fuite dans
l’imaginaire.
stéphanie dupays
Chroniques d’une
station­service,
d’Alexandre Labruffe,
Verticales, 142 p., 15 €

Quels que soient les avatars
de Paul dans l’œuvre du
romancier, ils ne s’épargnent
pas. Lerner se juge épuisant,
assommant, capable de se
brouiller avec quiconque
du jour au lendemain
Free download pdf