Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

20 |horizons JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019


0123


La vieille dame


et le collabo


Quasi centenaire, Noëlla Rouget


a mené bien des combats.


Résistante, cette fervente


catholique, hostile à la peine


capitale, a contribué à sauver


de la mort l’ancien


employé français de la Gestapo


qui l’avait fait déporter


à Ravensbrück


genève ­ envoyé spécial

N


oëlla Rouget aura 100 ans le
25 décembre. C’est, à bien
des égards, une rescapée. De
l’âge, de la guerre, des
camps, mais aussi de la
haine. Voilà donc devant
nous cette femme qui a traversé un siècle,
son portrait tel qu’il nous apparaît : cheve­
lure blanche peignée avec soin, petite croix
en or enfouie dans le corsage. Et, sous des
apparences à la fragilité trompeuse, ce carac­
tère que l’on sait d’acier trempé, on l’a appris
en découvrant son destin avant cette ren­
contre dans une maison de retraite de Ge­
nève. Elle raconte son long voyage dans la
vie, avec, au fond de la prunelle, l’ironie ou la
surprise de ceux qui ont su si longtemps faire
la nique à la mort.
Face à son lit, sur un secrétaire, est posée
une photo d’elle prise à Angers, du temps où
elle s’appelait Noëlla Peaudeau. C’était il y a
une éternité ; elle avait 20 ans et une indomp­
table crinière de jais. La presque centenaire
contemple ce cliché, cette autre elle­même,
comme un pense­bête, un miroir de la
mémoire, tandis qu’elle tâtonne dans les sou­
venirs. Et puisqu’une image est ce qui reste
du temps qui passe, pour mieux se représen­
ter son histoire, il faut ajouter une troisième
figure, extraite de ses albums personnels
dans les années 1960 : la voici cette fois en
élégante quadragénaire, paradant dans des
robes de gala à des dîners chics, ou se pro­
menant sur les rives de la Méditerranée,
en tenue d’été. Trois époques, trois femmes,
et un singulier parcours...
Noëlla Peaudeau a donc 20 ans au prin­
temps 1940, quand les Allemands débar­
quent en Maine­et­Loire. Son père, Clément,
fonctionnaire des chemins de fer, sa mère,
Marie, femme au foyer, lui ont enseigné
l’humanisme, une morale tirée au fil à plomb
et l’absolue croyance en une force
supérieure. « Mes parents m’ont transmis une
foi chrétienne profonde et des principes de
comportement », raconte­t­elle. La gamine
est placée dans le pensionnat catholique
Saint­Laud, une institution réputée d’Angers.
Son frère Georges sera ordonné prêtre dans
les années 1930.

« L’HOMME À LA RAIE AU MILIEU »
En raison de la guerre, Noëlla doit abandon­
ner le rêve de suivre des études de lettres et de­
vient institutrice à Saint­Laud. Elle enrage de
voir parader l’occupant dans la ville. Lui vient
très vite, vague mais tenaillante, « l’envie de les
ennuyer ». Croisant un étudiant qui lui tend
un tract, elle lui demande comment elle pour­
rait se rendre utile. Ainsi démarre son appren­
tissage dans la Résistance. Elle est d’abord
chargée de distribuer les appels à la rébellion,
puis de les fabriquer en les tirant sur des ro­
néos. Devenue ensuite agente de liaison, elle
fait passer messages, valises et armes sur son
vélo sans frein. Elle adhère en 1941 au mouve­
ment gaullien Honneur et patrie, puis au ré­
seau Buckmaster Alexandre Privet, monté par
les services d’espionnage britanniques.
En ces obscures années, elle rencontre
Adrien Tigeot, un bel homme au visage
inquiet, au front large et franc, dont les pro­
jets se sont également fracassés sur les écueils
du temps. Il a dû renoncer à des études d’eth­
nologie et est entré à l’Ecole normale, moins
prestigieuse, à l’époque, que l’université. Il a
rejoint la Résistance, dans un réseau rattaché
au Front national, d’obédience communiste,
et se dit tiraillé entre ses idées marxistes et
une foi traversée de doutes. Noëlla et Adrien,
celle qui croyait en Dieu et celui qui ne
demandait qu’à y croire, se fiancent. Une
photo datée du 30 mai 1943, prise à Corzé où
l’instituteur est stagiaire, les montre s’amu­
sant avec une carriole d’enfant. Les bans
du mariage viennent d’être publiés quand
Adrien est arrêté, le 7 juin, en même temps
que deux autres camarades normaliens.
Noëlla est à son tour appréhendée deux
semaines plus tard. Deux hommes de la Ges­
tapo se présentent chez ses parents et l’em­
mènent. La prisonnière croit d’abord que les
deux sbires sont allemands, avant de décou­
vrir, bien plus tard, que l’un d’eux au moins
est français. Son nom : Jacques Vasseur.
Ce n’est pas une de ces petites frappes, un

gagne sur sa bonne mine la confiance des
paysans, leur demande l’asile avant de les
arrêter puis de les faire déporter ou passer
par les armes. Il infiltre puis démantèle plu­
sieurs réseaux résistants de la région, et par­
ticipe même aux séances de torture dans les
locaux de la rue de la Préfecture.
Les survivants raconteront comment, im­
passible, ce tortionnaire mangeait des cerises
tandis qu’on massacrait une femme devant
lui, comment il brûla la pointe des seins
d’une autre ou s’acharna sur une victime qui
était enceinte. D’autres malheureux témoi­
gneront des coups de nerf de bœuf ou du
supplice de la baignoire, sa façon d’exercer
une pression morale sur les couples en les
plaçant face à face. Le tout avec une méticulo­
sité teintée d’une morbide jubilation et d’un
sentiment de toute­puissance.
Pour tous, ce bourreau est « l’homme à la
raie au milieu », bientôt nommé à la tête de la
Section IV, chargée de la répression des activi­
tés anti­allemandes. Ses appointements men­
suels s’élèvent à 3 740 francs, une belle somme
pour l’époque. A la Libération, il sera person­
nellement rendu responsable de 430 arresta­
tions sur la période 1942­1944, avec, à la clé,
310 déportations et 230 morts, fusillés ou
vaincus par le régime concentrationnaire.

ABOMINABLE LITANIE D’EXACTIONS
Tombée aux mains de Vasseur, la jeune
Noëlla est incarcérée dans l’aile allemande de
la prison du Pré­Pigeon. Elle en sera extraite à
quatre reprises pour être interrogée par la
Gestapo, et dit aujourd’hui n’avoir eu à subir
que des gifles. Arrive alors le moment d’une
confrontation avec son fiancé, Adrien Tigeot.
Elle manque de s’évanouir en le voyant
apparaître. « Il avait été torturé. Il était mécon­
naissable. » Ce sera la dernière fois qu’elle le
verra. Le 13 décembre, il est fusillé, avec six
camarades, dans la clairière de Belle­Beille.
Juste avant d’être conduit au poteau, le
condamné a envoyé un mot d’adieu à sa fian­
cée. « Une belle lettre », confie simplement la
vieille dame. Il y est écrit notamment, d’une
main où ne se devine aucun tremblement :
« Puisque je ne suis plus, il faut que tu
m’oublies, ma chérie, que tu vives. Notre grand
amour est fini, il faut que tu guérisses ta plaie,

de ces êtres sans instruction et sans étoffe
que la Gestapo embauche régulièrement
comme supplétifs. Il est issu d’une famille
aisée, originaire du Nord, qui a déménagé à
Angers. Jacques Vasseur a fait HEC à Paris.
Alors que des postes séduisants lui étaient
proposés ailleurs, il est revenu dans la ville
où vit sa mère, Yvonne. Son père étant
décédé, il entretient avec elle une relation
fusionnelle et castratrice. Yvonne l’a déguisé
en fille jusqu’à l’âge de la scolarité. A son pro­
cès, des années plus tard, l’homme avouera
n’avoir jamais couché avec une femme,
« pour ne pas faire de peine à Maman ». Dans
toutes ses correspondances, il écrit « Mère »
et « Maman » avec une déférente majuscule.

Une de ses grands­mères étant allemande,
il passe ses vacances d’avant­guerre chez elle,
à Heidelberg (Bade­Wurtemberg). Parfaite­
ment germanophone, il est fasciné par la
montée du nazisme qu’il voit à l’œuvre
outre­Rhin. En France, il adhère très vite au
Parti franciste, un des grands mouvements
collaborationnistes. Embauché en 1942, à
tout juste 22 ans, comme simple interprète à
la Sicherheitsdienst, un service de la Gestapo,
il devient peu à peu un rouage essentiel du
bureau d’Angers, centre important qui sévit
dans tout l’ouest de la France. Il ne tarde pas à
s’y faire remarquer par son zèle et son
cynisme. Il sillonne la campagne, se fait pas­
ser pour un réfractaire ou un maquisard,

Jacques Vasseur
au début des
années 1960.
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« OUEST FRANCE »
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