Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

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JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019 disparitions| 19


Joel Meyerowitz et Jeff Wall témoignent
de l’importance dans leur parcours de
leur confrère mort lundi 9 septembre à
94 ans. L’Américain Joel Meyerowitz,
81 ans, est connu pour son travail pion­
nier sur la photo couleur. Il a commencé
sa carrière dans les années 1960 après une
rencontre inopinée avec Robert Frank. Le
Canadien Jeff Wall, 72 ans, est lui devenu
l’un des grands noms de l’art contempo­
rain grâce à ses photographies monu­
mentales, mises en scène et influencées
par l’histoire de la peinture.

Joel Meyerowitz : « En 1962, je travaillais
dans une agence de publicité tout en faisant
de la peinture, pour moi, le soir et le week­
end, dès que je pouvais. Mon employeur
m’avait envoyé superviser une séance de
pose avec le photographe Robert Frank. Je
n’avais aucune idée de qui il était. Quand je
l’ai vu bouger et photographier dans un
même mouvement, j’ai été ébahi. Je n’avais
jamais vu quelqu’un utiliser un appareil
comme ça : il tournait autour de ses sujets, il

glissait, c’était comme une danse. A l’époque,
je pensais que la photographie était une
chose statique. Je n’imaginais pas qu’elle
pouvait être une expérience physique, une
énergie qui se concentrait dans un instant.
Tout avait changé. Sur le chemin du retour, le
monde m’apparaissait différent, plein de po­
tentialités. Je suis rentré à l’agence, et j’ai dit
que je démissionnais. Mon patron a été très
compréhensif. Il m’a prêté son appareil
photo, que j’ai chargé avec une pellicule cou­
leur, parce que c’était comme ça que je voyais
les choses, et je suis descendu dans la rue.
En 1964, j’ai fait un grand tour des Etats­
Unis, que j’ai photographiés en noir et blanc.
Je suis parti vers le Nord, alors que mon meil­
leur ami, le photographe Garry Winogrand,
est parti vers le Sud. Dix ans après Les Amé­
ricains, de Robert Frank, c’était culotté! Mais
beaucoup de photographes ont été marqués
par ce livre, et ils ont pensé la même chose :
c’est notre tour de voir notre Amérique. Nous
étions conscients que Les Américains
étaient une œuvre magistrale, indépassable.
Mais Robert Frank nous a donné cette idée

que le voyage solitaire et la photographie
pouvaient nous en apprendre à la fois sur
notre pays et sur nous­mêmes. »

Jeff Wall : « Robert Frank a joué un rôle déci­
sif dans ma façon de faire de la photogra­
phie. A l’adolescence, j’ai eu entre les mains
Les Américains et j’étais fasciné, j’ai même
fait des dessins à partir des pages du livre.
Mais c’est comme si Robert Frank avait at­
teint une telle perfection dans ce genre, le re­
portage élevé au rang d’art, qu’il m’était im­
possible d’imaginer pouvoir faire mieux – et
personne d’ailleurs n’a réussi à le dépasser.
Cela a été pour moi une prise de conscience
énorme : ce n’était pas pour moi, je ne pou­
vais pas faire la même chose que lui. Il
m’avait définitivement fermé une porte et je
devais en ouvrir une autre. J’ai exagéré le côté
artificiel de mon travail pour créer une dis­
tance par rapport à cet héritage. J’ai voulu
trouver une autre voie, et j’ai exploré une
autre potentialité, qui avait davantage à voir
avec le format, la couleur et la composition. »
propos recueillis par cl. g.

« Je n’avais jamais vu quelqu’un utiliser un appareil comme ça »


A gauche, quatre
photos datées de 1955,
extraites de l’ouvrage
« Les Américains »,
paru en 1958,
avec, de haut en bas :
une parade
à Hoboken
(New Jersey) ;
dans un ascenseur
à Miami Beach ;
à Beaufort
(Caroline du Sud),
et des funérailles
à Saint Helena
(Caroline du Sud).
ÉDITIONS ROBERT DELPIRE, 2018

Ci­contre :
Robert Frank
à New York, en 1969.
DANNY LYON/MAGNUM PHOTOS

lades ». Sur les 2 600 exemplaires
du livre, 1 100 seulement sont ven­
dus. Mais Robert Frank a déjà re­
misé ses appareils Leica au placard
pour se lancer à corps perdu dans
les films : « Après Les Américains,
j’ai eu l’impression d’être allé au
bout de quelque chose. » Il ne croit
plus en la photographie, à l’image
isolée et muette.
Avec son voisin, le peintre Alfred
Leslie, Robert Frank va d’abord
tourner un film expérimental, Pull
My Daisy (1959), adapté d’une
pièce de l’écrivain Jack Kerouac : il
y montre la soirée d’un couple
perturbée par l’arrivée d’un
groupe d’amis hauts en couleur.


Avec ses airs spontanés et décou­
sus, avec son casting de figures de
la contre­culture – le poète Allen
Ginsberg, Alfred Leslie, Jack Ke­
rouac, qui a improvisé la voix off
dans un état très alcoolisé... –, le
film a fini, au fil des années, par in­
carner toute la Beat Generation.
Mais le film le plus mythique de
Frank – et sans doute le plus diffi­
cile à voir – suit la tournée des Rol­
ling Stones en 1972. Cocksucker
Blues (« le blues du suceur de bi­
tes ») est tout sauf un film musi­
cal : le cinéaste coupe les chan­
sons, ne s’attache pas aux rela­
tions entre les musiciens ou à leur
vision du métier. Il fait plutôt une
peinture déprimante de la célé­
brité, ce cirque frénétique entre­
coupé par de longs moments
d’ennui. Prise de drogue, déplace­
ments incessants, coucheries
avec les groupies, masturbation...
sont filmés de façon chaotique,
par un Robert Frank aussi dé­
foncé que ses sujets. Le résultat fi­
nal va effrayer les Stones, qui crai­
gnent de se faire expulser des
Etats­Unis. Ils vont faire un procès
à Robert Frank et obtenir l’inter­
diction de montrer le film, sauf
lors de rares projections, en pré­
sence du cinéaste. « C’est si difficile
d’être célèbre, commentait­il dans
le New York Times. C’est une vie
horrible. Tout le monde veut obte­
nir quelque chose de vous. »
Faisait­il aussi référence à lui­
même? La célébrité grandissante
des Américains, à partir des an­
nées 1960, si elle lui apporte une
aisance financière, attire aussi
vers lui une attention qu’il ac­
cueille avec circonspection, voire
hostilité. Il accepte les rétrospecti­

ves avec parcimonie, ne se recon­
naît pas dans le culte qu’il a fait
naître. Retiré en Nouvelle­Ecosse,
à Mabou, avec sa seconde épouse
June Leaf, il préfère se consacrer à
ses films. Il en signe une trentaine
en quarante ans, tournés comme
dans l’urgence, qui hésitent entre
différents genres. Comme pour
ses images fixes, on y trouve sou­
vent des éléments biographiques,
échos d’une vie marquée très vite
par le chagrin et la perte : ses man­
quements en tant que père (Con­
versations in Vermont, 1969) ; la
mort de sa fille Andrea dans un ac­

cident d’avion en 1974 (Life Dances
On, 1980) ; les difficultés de Pablo,
atteint de schizophrénie, jusqu’à
son suicide en 1994 (True Story,
2004). « Je regarde toujours l’exté­
rieur pour essayer de regarder l’in­
térieur, pour essayer de trouver
quelque chose de vrai, mais peut­
être rien n’est­il jamais vrai. »
Robert Frank finira par revenir à
la photographie, dans les années
1970, mais pas telle qu’il l’a laissée.
Il découvre le Polaroid, qui lui per­
met de raturer, décomposer, abî­
mer la matière d’une œuvre qui se
couvre de mots et se fait toujours

plus sombre, hantée par les re­
grets. Le livre The Lines of My
Hand, publié en 1972 puis en 1989,
embrasse toutes sortes d’images,
de différentes époques, des plan­
ches­contacts et des tirages, as­
semblées dans des collages et
ponctuées de commentaires de
Frank qui font ressurgir le passé :
« Pour certains, la photographie est
une chambre de l’oubli. Pour moi,
c’est une boîte à mémoire, un gre­
nier à souvenirs. »
En 1990, refusant de vendre ses
archives, il avait donné la majeure
partie de son travail photographi­

que à la National Gallery de
Washington, de crainte qu’après sa
mort, disait­il, « on publie Les
Américains Tome II ou Les Feuilles
mortes de Robert Frank ». Les édi­
tions Steidl ont aussi entrepris de
republier toute son œuvre, à la fois
ses livres et ses films réunis dans
un coffret. De quoi constater la co­
hérence d’une œuvre qui a tou­
jours cherché à sortir du cadre.
« Moins d’art, plus de vérité, disait
Frank. Etre assez libre pour faire des
choses authentiques, plus rugueu­
ses, moins calculées. »
claire guillot

9 NOVEMBRE 1924
Naissance à Zurich
1958 « Les Américains »,
publié en France
aux éditions Delpire
1959 « The Americans »,
publié aux Etats-Unis
chez Grove Press
1959 « Pull My Daisy »,
premier film
1972 « The Lines
of My Hand », publié
au Japon chez Yugensha
et aux Etats-Unis
chez Lustrum Press
1972 « Cocksucker
Blues », film
sur les Rolling Stones
9 SEPTEMBRE 2019 Mort
à Inverness (Nouvelle-
Ecosse, Canada)
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