Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

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JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019 horizons| 21


que tu aimes encore. Ne fais pas un mariage
de raison, ma Noëlla adorée, aime ton mari,
sois heureuse, très heureuse, fais­le pour moi. »
Noëlla ne découvrira ce testament spirituel
qu’à la Libération. Après plusieurs mois de
détention, elle est extraite du Pré­Pigeon,
sans même une parodie de jugement, pour
être envoyée, le 9 novembre, au camp de
Compiègne. Elle y écrit à ses parents. « Je serai
transférée dans un autre camp. N’envoyez plus
de colis. Attendez ma nouvelle adresse. » Le
31 janvier 1944, elle est intégrée à un convoi
de 959 femmes, déportées à Ravensbrück.
Là­bas, dans l’enfer concentrationnaire du
block 27, le matricule 27240 côtoie, pendant
quatorze mois, les pires atrocités qu’un indi­
vidu puisse vivre et la plus belle et incoerci­
ble des fraternités. Sa foi en Dieu et en les
hommes n’en est pas même égratignée. Au
contraire, elle la soutient dans l’épreuve.
« Nous organisions des prières derrière le
block. » A Ravensbrück, elle se lie notamment
avec Geneviève de Gaulle, la nièce du Géné­
ral, et avec Germaine Tillion, dont la mère,
Emilie, sera désignée sous les yeux de Noëlla
pour partir vers la chambre à gaz.
Quand elle est libérée, le 5 avril 1945, la
jeune femme ne pèse plus que 32 kg et souf­
fre d’abcès tuberculeux dont elle mettra plus
de vingt ans à guérir. C’est une morte vivante
qui revient à Angers, où l’attend l’injonction
posthume de son fiancé à tourner la page.
Sur les conseils de Geneviève de Gaulle, elle
part se requinquer à Château­d’Œx, en Suisse.
Navrées de la voir si déprimée, des amies la
traînent à un bal. « Je restais dans un coin à
bouder. Un militaire m’a demandé si je voulais
danser. J’ai fini par l’épouser. » Noëlla se marie
avec André Rouget en 1947 et s’installe à
Genève, où le couple a deux garçons. Les
années passent, censées cautériser toutes les
plaies. Elle devient cette quadragénaire
active et un brin mondaine, non pas
oublieuse, plutôt formidablement résiliente.
Mais le passé revient toquer à la porte au
début des années 1960, quand son frère lui
annonce que Vasseur vient d’être retrouvé.
« L’homme à la raie au milieu » a continué à
sévir après le Débarquement, y mettant
même un surcroît de rage destructrice. Il avait
fui en août 1944 en Allemagne, dans les four­

gons de ses « employeurs », et avait disparu
dans la nature du côté d’Heidelberg. Il avait été
condamné à mort par contumace le 11 sep­
tembre 1945 par la cour de justice d’Angers.
Le 21 novembre 1962, Jacques Vasseur est
arrêté par hasard au domicile de sa mère,
qui, pour fuir la vindicte angevine, est repar­
tie dans le Nord, à La Madeleine­lez­Lille.
Son fils l’a rejointe dès 1945 et vit depuis
clandestinement dans le grenier de la mai­
son. Pour préserver ce secret, Yvonne ne
laisse rien au hasard et pousse la précaution
jusqu’à ne jamais acheter deux biftecks chez
le même boucher.
Durant ses dix­sept ans de réclusion
volontaire, son fils n’a cessé d’étudier. Il se
passionne pour la cosmogonie, les mathé­
matiques, apprend huit langues, dont le
russe, le japonais et le sanscrit, traduit
Tchekhov et Dostoïevski. Il a aussi réalisé
une anthologie de 6 000 proverbes de tous
pays, compilés dans un épais cahier. Mais la
visite de deux gendarmes, pour une raison
futile, un jour que sa mère s’est absentée et
que Vasseur fait de la plomberie dans la cui­
sine, révèle sa présence. Il se trahit bête­
ment, ne résiste pas, semble au contraire
soulagé d’arriver au bout de sa cavale.
Noëlla Rouget se rend à Rennes pour une
confrontation. « J’ai été surprise par son impas­
sibilité et son arrogance. » Elle doit une nou­
velle fois affronter sa froideur hautaine lors du
procès qui s’ouvre devant la Cour de sûreté de
l’Etat, à Paris, le 20 octobre 1965, sous le chef
d’« intelligence avec l’ennemi ». Elle est là,
parmi les 190 témoins qui se succèdent pen­
dant quinze jours et rappellent un à un l’abo­
minable litanie des exactions de Vasseur.
Jour après jour, l’envoyé spécial du Cour­
rier de l’Ouest, le quotidien régional d’An­
gers, noircit les colonnes de ses méfaits,
s’étonne comme d’une « énigme » du
contraste entre ces abominations et la per­
sonnalité « falote » de l’accusé. Lui nie ou,
quand il ne peut vraiment pas, minimise. Il
se dit « mû par un sentiment d’honnêteté élé­
mentaire », affirme avoir aidé des gens et
être victime de « l’ingratitude humaine ».
Mais, au sujet de ses accusateurs, il lâche
comme autrefois, d’un ton glacial : « Nous
verrons tout cela quand nous les aurons sous
la main. » Le journaliste du Monde chargé de
suivre l’audience ne peut cacher son
dégoût : « De tout cela se dégage une impres­
sion pénible de mensonge et de veulerie. »
Vingt ans après, le procès réveille, en même
temps que les souvenirs, les rancœurs.
Physiquement, Vasseur a changé, il n’a plus
la raie au milieu et arbore une moustache
finement taillée. A la barre, sa mère supplie
qu’on la fasse payer à sa place. Dans sa
plaidoirie, Me Stanciu, l’avocat de Vasseur,
affirme qu’« elle est coupable de l’avoir mal
aimé pour l’avoir trop aimé ». L’avocat général
Ducasse requiert la mort.

LETTRE À DE GAULLE
Dans la salle d’audience, Noëlla Rouget a déjà
anticipé cette issue. Elle est hostile à la peine
capitale, fondamentalement, hier comme
aujourd’hui. « Le droit de mort, seul Dieu le
possède, ce n’est pas aux hommes de décider »,
assure la vieille dame, d’un ton soudain pé­
remptoire. Au nom de cette viscérale convic­
tion, elle écrit, le 2 novembre 1965, au prési­
dent du tribunal, en plein procès. Grande,
belle, surhumaine supplique en faveur de ce­
lui qui a précipité l’exécution de son fiancé et
sa déportation. « Les horreurs vécues sous le
régime concentrationnaire m’ont sensibilisée
à jamais à tout ce qui peut porter atteinte à
l’intégrité tant physique que morale de
l’homme, et j’ai rejoint les rangs de ceux qui
pensent que, s’il faut combattre l’erreur, nous
n’en avons pas, pour autant, le droit de dispo­
ser de celui qui a erré, qu’il faut lutter contre la
maladie et non tuer le malade, de ceux qui
font campagne pour l’abolition de la peine de
mort. (...) Nous nous sentirions moins bonne
conscience pour accuser nos bourreaux
d’autrefois, devenus bourreaux nous­mêmes,
fût­ce par procuration... Et puis, si l’on veut
bien y réfléchir, d’un côté nos milliers de morts,
nos souffrances... de l’autre, la mort de
Vasseur... Cela ne fera jamais le poids. »
L’avocat de Vasseur a beau citer cet appel à la
clémence dans sa plaidoirie, le président de la
Cour de sûreté, François Romério (1908­1993),
reste sourd à cette apostrophe. Lui­même est

un fervent adepte de la guillotine – dans les
années 1980, il sera le fer de lance de l’associa­
tion Légitime défense, hostile à l’abolition de
la peine capitale. Vasseur est condamné à
l’échafaud le 6 novembre 1965, après seule­
ment trois quarts d’heure de délibération.
Anticipant le rejet du pourvoi en cassation,
Noëlla Rouget écrit alors au chef de l’Etat,
Charles de Gaulle, le 14 janvier 1966. « Parce
que je crois en Dieu, en qui je reconnais le seul
maître absolu de la vie et de la mort ; parce que
je crois en mon pays, à son esprit humanitaire
qui l’amènera bientôt, j’espère, par une
réforme législative, à abolir la peine de mort ;
parce que je crois en vous, Général, que j’ai
suivi avec élan, il y a vingt ans, dans les rangs
de la Résistance ; et aussi, peut­être... au nom
de la grande affection qui me lie à votre nièce
Geneviève, je vous supplie, M. le Président de la
République, d’user de votre droit de grâce en
faveur de Jacques Vasseur. »
Le 16 février, elle reçoit à Genève un bref
mot à en­tête de la présidence de la Républi­
que et du Conseil supérieur de la magistra­
ture : « Vous avez bien voulu attirer l’attention
de M. le Président de la République sur le
recours en grâce présenté en faveur de Jacques
Vasseur. J’ai l’honneur de vous faire savoir que
le général de Gaulle a décidé de commuer, par
voie de grâce, la peine de mort prononcée
contre l’intéressé. » Vasseur sauve sa tête en
même temps qu’un autre agent de la Ges­
tapo, Jean Barbier, qui avait sévi à Grenoble.
Sa peine est convertie en prison à perpétuité.

IMPROBABLE DIALOGUE
Mais l’attitude de Noëlla Rouget est large­
ment incomprise des autres victimes. « Ma
demande de grâce a provoqué une réaction
très négative. Mes camarades me disaient que
j’avais perdu l’esprit », résume­t­elle. A Angers,
elle devient persona non grata. Elle doit s’ex­
pliquer dans une autre lettre à d’anciennes
déportées, envoyée le 7 mars 1968, qu’elle relit
aujourd’hui à haute voix. « J’étais là, au palais
de justice de Paris. (...) A plusieurs reprises, il
m’arriva d’entendre, de la bouche d’une
ancienne victime de l’accusé, une exclamation
de ce genre : “Pourquoi le juger? Qu’on le
remette entre nos mains, nous saurons bien le
faire mourir à petit feu.” Dans les yeux de celui
ou de celle qui parlait, je retrouvais alors la
lueur de haine qui brillait dans le regard de nos
tortionnaires d’autrefois. ( ...) Je pense, avec Jean
Rostand, que “la civilisation marque un point,
que l’humanité est gagnante chaque fois que,
dans une conscience, l’horreur de détruire une
vie a parlé plus haut que toute autre répu­
gnance”. (...) Ne pensez­vous pas qu’il serait
temps de nous affranchir de l’esprit de ven­
geance qui nous retient prisonnières de ce cer­
cle de haine dont nous avons tant souffert et
nous empêche d’être disponibles pour des atti­
tudes autrement constructives? » Et plus loin :
« Après avoir été des témoins de la haine portée
à son paroxysme, devenons les promoteurs de
la compréhension entre les hommes et du res­
pect foncier de la vie. (...) Peut­être certaines
auront­elles envie de me qualifier de traître à
leur cause? Je leur demande de s’accorder le
temps d’une réflexion honnête et profonde. (...)
Peut­être alors acquerront­elles un peu comme
moi la conviction que c’était, agissant ainsi,
être plus fidèle à la mémoire de nos mortes,
qui avaient fait le sacrifice de leur vie en rêvant
d’un monde plus fraternel. »
Cette espérance, cette certitude de la
rédemption de tout être la poussent alors à
s’engager plus loin encore : pendant des
années, elle va entamer une correspondance
avec Vasseur, incarcéré à la prison de Fresnes,
au sud de Paris, puis à la centrale de Melun.
Elle écrit aussi régulièrement à sa mère,
Yvonne. Au total, une cinquantaine de lettres
ou brouillons ont été exhumés par Brigitte
Exchaquet­Monnier et Eric Monnier, un cou­
ple franco­suisse qui vit à Genève. Ce duo féru
d’histoire a découvert ce personnage hors
norme il y a dix ans et s’est lancé avec une dé­
vorante passion dans la biographie de Noëlla
Rouget, recueillant son témoignage et suivant
sa trace dans les archives françaises et suisses.
Improbable, subjuguant échange entre la
résistante et le collabo. D’un côté, l’écriture
longue et précise de la déportée. De l’autre,
celle à la fois enfantine et imbue de l’ancien
gestapiste. « J’espère que cette petite lettre
vous parviendra et vous trouvera, ainsi que
tous les vôtres, en parfaite santé », écrit ainsi

Vasseur, comme s’adressant à une vieille
amie. Le tortionnaire ne cesse de louer la
hauteur d’esprit de son ancienne victime.
« Qu’il me soit une nouvelle fois permis
de vous remercier du fond du cœur de vos no­
bles initiatives en ma faveur... » « Ma Mère et
moi, nous avons beaucoup admiré l’élévation
de vos sentiments... »
Noëlla Rouget veut croire en lui. Elle met
son attitude passée sur le compte de « la
guerre, cette guerre qui légitime les pires hor­
reurs, qui peut, d’un jour à l’autre, faire d’un
honnête homme un assassin. » Vasseur lui
répond avec componction : « Vous avez puis­
samment contribué à me réconcilier avec les
hommes. » Mais il en revient toujours à se
plaindre de leurs vilaines manières à son
encontre : « Cela m’a touché plus que je ne sau­
rais vous le dire, malgré la réputation de dureté
ou d’impassibilité que l’on m’attribua. A vrai
dire, j’étais comme un animal sur lequel on a
trop frappé... » « De ce flot de passions, je ne
veux garder le souvenir que des véritables
exemples de charité chrétienne et d’amour du
prochain, souvenir d’autant plus vif qu’ils n’ont
pas été si nombreux... » Il se pose en victime,
geint sur son sort, sur le mauvais traitement
carcéral qui lui a fait perdre 20 kg, et s’inquiète
pour sa santé. « On ne peut dire que j’aille telle­
ment fort, tourmenté de diabète. Une épreuve
que j’accepte. » Il critique le manque « de tact et
de délicatesse » de l’administration péniten­
tiaire. « Je serai toujours heureux d’avoir de vos
nouvelles et m’efforcerai d’y répondre, même
au risque d’être fouetté à mort. »
Il dit son ennui en prison : « Ces lieux où le
temps stagne, gris et monotone, et où nous
vivons comme ces arbres puissants au bord
d’un canal mort, boueux, sur lequel jamais
rien ne passe. » Ce à quoi la rescapée du Pré­
Pigeon, de Compiègne et de Ravensbrück lui
répond : « J’ai eu aussi cette impression deux
années de ma vie et, sur ce canal, contre toute
attente, a soufflé un jour un grand vent, celui
de la libération. Depuis lors, des hommes et
des femmes rencontrés sur mon chemin,
même peu nombreux par rapport à la masse,
m’ont fait oublier la “boue du canal”. Puisse
semblable bonheur vous arriver un jour. »

NI REMORDS NI EXCUSES
Jamais Vasseur n’exprime un remords,
n’écrit un mot d’excuse ou d’explication. Le
dialogue semble largement de sourds entre
cette femme soucieuse de faire jaillir une
étincelle de contrition et cet homme enclin à
pleurer sur lui­même. Noëlla Rouget n’en
participe pas moins activement à une cam­
pagne, qui débute dans les années 1970, afin
que sa peine soit allégée. Le président Geor­
ges Pompidou la ramène finalement à vingt
ans. Avec les remises de peine, le détenu est
libéré en octobre 1983.
En prison, comme dans sa grotte de La
Madeleine­lez­Lille, il a multiplié les travaux
intellectuels, entre autres un recueil sur les
origines des prénoms occidentaux. En 1974, il
s’est marié avec une bibliothécaire alle­
mande, Johanna, qui l’a aidé par correspon­
dance dans ses recherches. Sitôt élargi, il dis­
paraît et ne donnera plus de nouvelles à
Noëlla Rouget. Il ne réapparaîtra que comme
le personnage d’un roman publié en 2008
par Dominique Jamet, Un traître (Flamma­
rion), inspiré de son histoire.
Un journaliste du bureau angevin d’Ouest­
France, Benoît Robert, retrouvera finale­
ment sa trace à Heidelberg, trente ans plus
tard. Redevenu libre, Vasseur a vécu sans se
cacher et a même publié des livres d’astro­
nomie ou des histoires pour enfants. Le
journaliste se rend sur place en 2014, décou­
vre que Vasseur est décédé le 7 février 2009.
Il tente d’entrer en contact avec sa veuve, la
bibliothécaire, mais se fait éconduire bruta­
lement. « Vous avez votre vérité et j’ai la
mienne. Ça ne m’intéresse pas de parler de
ça », lui répond Johanna, avant de l’insulter,
en claquant la porte.
Ainsi donc, le gestapiste français ne se sera
jamais racheté. A aucun moment, il n’aura
renié ses anciennes convictions. Noëlla
Rouget non plus, et c’est ce qui compte à ses
yeux. Les trois femmes – la jeune fille rê­
veuse, la femme qui prêchait le pardon de la
société et la vieille dame qui espère toujours
en Dieu et en l’être humain – seront restées
fidèles à elles­mêmes.
benoît hopquin

A gauche, Noëlla Rouget, à Genève (Suisse), le 17 juillet.
A droite, dans son appartement, une photo d’elle à 20 ans
à côté de celle de son frère Georges. ADRIEN GOLINELLI POUR « LE MONDE »

« MA DEMANDE 


DE  GRÂCE A 


PROVOQUÉ 


UNE RÉACTION 


TRÈS NÉGATIVE. 


MES  CAMARADES 


ME DISAIENT 


QUE  J’AVAIS PERDU 


L’ESPRIT »
NOËLLA ROUGET
résistante
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