Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1

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CULTURE


JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019

0123


Au cœur du chaos de Francis Bacon


Une exposition au Centre Pompidou permet de réévaluer les deux dernières décennies du peintre britannique


ARTS


F


rancis Bacon (1909­1992),
l’un des peintres les plus
célèbres de la seconde
moitié du XXe siècle, sujet
de tant de rétrospectives à Lon­
dres, Paris et ailleurs, et d’innom­
brables livres : on se dit qu’on con­
naît. On se dit que l’exposition au
Centre Pompidou, la deuxième
en ces lieux après celle de 1996,
sera la confirmation de cette
royauté. Et on se trompe, parce
que Bacon est imprévisible, parce
qu’il a le pouvoir de vous prendre
au dépourvu, à l’improviste. L’ex­
position paraît avoir été conçue
dans ce dessein : multiplier les
surprises et laisser le visiteur lé­
gèrement hébété devant des
œuvres impitoyables.
Elle est construite selon deux
principes. Le premier est énoncé
dans le titre, « Bacon en toutes let­
tres ». L’œuvre est examinée dans
ses rapports avec des écrivains
dont l’artiste a dit combien il les
fréquentait régulièrement. Ils
sont six : Eschyle, Nietzsche,
T. S. Eliot, Joseph Conrad, Georges
Bataille et Michel Leiris. De cha­
cun, des pages s’écoutent dans
des espaces sombres, où il n’y a
aucun tableau mais leurs livres,
exemplaires venus de la biblio­
thèque de Bacon et en mauvais
état, preuve qu’ils ont servi. A
proximité de chaque boîte sont
accrochées des œuvres en rela­
tion avec le texte.

Ce mode de présentation, très
peu employé, a plusieurs mérites.
Il rappelle cette évidence si sou­
vent négligée : un peintre est un
individu qui lit le journal, des poè­
tes, des philosophes, des roman­
ciers. L’histoire des arts visuels
est aussi peu dissociable de celle
de la littérature et des idées que
des événements politiques con­
temporains. La création plastique
ne se comprend pas hors de ce qui
l’entoure. Mais cette présentation
fait aussi échapper Bacon, pour
une fois, aux deux commentaires
qui recouvrent si souvent ses
toiles, le financier et le ragoteur.
Le financier ne s’intéresse qu’aux
enchères en salle des ventes,
qui prouvent seulement que Ba­
con est célèbre, au cas où on
l’ignorerait. Le ragoteur ne s’inté­
resse qu’aux histoires sentimen­
tales et sexuelles, surtout si elles
peuvent paraître un tout petit
peu scandaleuses. Ce sont deux
façons de manquer l’essentiel, le
peintre dans l’atelier.

Le second principe de l’exposi­
tion est lui aussi à contre­cou­
rant. L’exposition ne montre que
cinq œuvres d’entre 1967 et 1971,
date de l’exposition Bacon au
Grand Palais, et s’attache aux
deux dernières décennies : les
55 autres pièces, dont dix trip­
tyques. Or cette période est sou­
vent tenue pour moins inventive
que les débuts, les variations à
partir du portrait du pape Inno­
cent X de Vélasquez et d’un auto­
portrait de Van Gogh, les bouche­
ries, les cages.

Formulations elliptiques
En faisant venir des œuvres d’Aus­
tralie, des Etats­Unis et de toute
l’Europe, issues de collections pri­
vées et publiques, l’exposition dé­
montre à quel point cet a priori
est faux. Non seulement Bacon
ne faiblit pas en vieillissant,
même quand il reprend des com­
positions antérieures, mais il
prend des risques nouveaux, en
épurant, en allant jusqu’à des for­
mulations elliptiques à l’extrême,
si elliptiques parfois que leur in­
terprétation est ouverte à plu­
sieurs hypothèses. Ce sont elles
qui prennent le plus au dépourvu,
elles dont le surgissement scande
violemment le parcours.
Pour prendre un exemple, on
n’a que la difficulté du choix, tant
il y en a. Parmi les toiles de grand
format qui ne sont cepen­
dant pas prises dans un tripty­
que, ce sera Study for the Human

Body – Bacon ne cherchait pas
des titres originaux et étranges –,
de 1991. Des corps, il en a étudié
des dizaines. Celui­ci est formé
d’une sorte de jambe­colonne
droite et épaisse plantée sur un
pied tendu qui paraît s’enfoncer
dans un sol meuble, d’un buste
très court – si court que c’est
moins un buste que le raccord
des hanches aux épaules – et
d’une tête de profil penchée en
avant. A hauteur des épaules, il y
a un deuxième pied, vu par en
dessous, et le menton s’appuie
sur un poing fermé. La tête est à
l’intérieur d’un cube défini par
ses arêtes et un fond bleu ciel. Il
se détache sur les deux aplats qui
recouvrent une partie de la toile,
l’un brun terreux, l’autre du
rouge allant vers l’orange caracté­
ristique de Bacon. Le reste de la
toile – plus de la moitié – est nu,
non peint, juste marqué par deux
verticales rouges. Les éléments
anatomiques sont traités de fa­
çon sculpturale, avec des mode­
lés rehaussés de blanc et une flè­
che écarlate imprimée sur le
muscle fessier. L’un des rehauts
de blanc trace une sorte de liga­
ment oblique sans aucune vrai­
semblance anatomique, observa­
tion qui s’applique évidemment
au buste compressé et au second
pied, dans une position incom­
préhensible.
Vue en reculant, la disposition
générale du corps fait penser à
une demi­croix et les aplats à la

lame d’une guillotine. Peut­être
ces suggestions sont­elles exces­
sives, mais c’est pourtant ce que
l’on voit : une image entre cruci­
fixion et exécution capitale, un
corps voué à la découpe, un con­
damné qui attend la mutilation
ou la mort. C’est peint sobre­
ment, sans le moindre effet ex­
pressionniste, avec une extrême
maîtrise des gestes. La toile est
froidement insupportable, pour
peu qu’on la ressente physique­
ment. Le pire de l’histoire du
XXe siècle s’y trouve concentré,
comme dans Conrad, Bataille et
Leiris. La remarque s’applique à
une autre étude de 1983, avec
corps acéphale sur un perron
sous un interrupteur, ou une
autre de 1988, sidérante, avec
membres inférieurs d’un corps
tronçonné à mi­ventre marchant
sur un trottoir sous le regard d’un
autoportrait.
Les triptyques, conformément à
leur nature, développent des fa­
bles ou des allégories quand les
toiles uniques les cryptent en peu
de signes. Aussi opèrent­ils
moins par choc et sidération que
par prolifération des questions.
Après avoir capté l’œil de loin par
leurs dimensions et quelque ex­
travagance chromatique, ils l’ab­
sorbent et précipitent la réflexion
dans des labyrinthes.
Du triptyque de 1967, qui est
l’œuvre la plus ancienne de l’ex­
position et que l’on peut associer
à Eliot et Bataille, on ferait un li­
vre, tout en points d’interroga­
tion. Les deux couples, dont l’un
copulant ou se battant, sur les
deux panneaux latéraux : homo­
ou hétérosexuels, repus ou enra­
gés? Pourquoi dans des cages
transparentes et sur des podiums
partiellement non peints? Pour­
quoi la répétition du motif et la

« Triptyque » (1967) de Francis Bacon.THE ESTATE OF FRANCIS BACON/ADAGP, PARIS/DACS, LONDON 2019/C. CARVER/HMSC

Il y a de
l’autobiographie
dans le triptyque
de 1973, mais
aussi une
réflexion sur
les rapports de
la peinture et de
la photographie

symétrie? Pourquoi l’homme au
téléphone à droite et l’aigreur des
verts associés à un rose mor­
bide? Au centre, quel est ce pa­
quet de chair ensanglanté? La dé­
collation de saint Jean­Baptiste?
La victime sans nom de n’im­
porte quelle guerre? Elle est dans
une chambre, au­dessus d’un
crâne de taureau renversé. L’ac­
cumulation des signes et symbo­
les déjoue la compréhension, de
même que les discordances de
couleurs blessent la rétine. Une
géométrie de droites et d’angles
stabilise ce chaos, de loin. De
près, on s’y perd.

Interprétation périlleuse
D’autres triptyques sont plus fa­
ciles à décrire : un homme à cha­
peau et lunettes descendant d’un
trottoir à gauche, un autre nu
avec des jambières blanches au
centre, une machine électrique
drapée d’un linge taché de sang à
droite. Mais comment ces trois
parties fonctionnent­elles entre
elles? Même quand il est sûr que
les hommes représentés sont
George Dyer – amant de l’artiste –
et le peintre Lucian Freud – ami et
ennemi –, il demeure périlleux de
proposer une interprétation. Il y
a de l’autobiographie dans cette
œuvre de 1973 ; mais aussi une ré­
flexion sur les rapports de la
peinture et de la photographie,
puisqu’il y a deux images en noir
et blanc épinglées au mur, qui
n’est pas un mur mais un pan de
couleur ; et une aussi sur ce qu’il y
a de cinématographique dans
cette construction en travelling.
Cela entraîne du côté du por­
trait. Il y en a de peu connus, dont
un autoportrait assis de 1973, ré­
vélation qui s’inscrit aussitôt
parmi les plus foudroyantes de
son auteur. Mais la meilleure défi­
nition que l’on puisse donner de
Bacon portraitiste est dans Au
cœur des ténèbres, de Conrad :
« C’était comme si un voile s’était
déchiré. Je vis sur ce visage d’ivoire
se peindre l’orgueil sombre, le pou­
voir implacable, la terreur – le dé­
sespoir intense et absolu. »
philippe dagen

Bacon en toutes lettres, Centre
Pompidou, Paris 4e. Du mercredi
au lundi de 11 heures à 21 heures,
23 heures le jeudi.
Entrée : de 11 € à 14 €. Jusqu’au
20 janvier. Centrepompidou.fr

dans un entretien filmé de 1985 projeté
à la fin du parcours, Bacon s’explique
sur ses rapports avec le surréalisme. Plus
intellectuels que picturaux, dit­il : « Je n’ai
pas un goût démesuré pour les peintres
surréalistes. (...) En revanche, je sais que le
surréalisme a eu une grande influence.
En tant que mouvement, c’était très intéres­
sant. Mais je n’ai jamais été intéressé par
les tableaux qu’(il) a produits. » A l’inverse,
il admet combien Eisenstein (La Grève,
Le Cuirassé Potemkine) et Buñuel (Un chien
andalou, L’Age d’or) ont compté.
Ce n’est pas vraiment ce que montre l’ex­
position. Dans le Triptyque inspiré par
l’Orestie d’Eschyle de 1981, Etude pour
les Euménides de 1982, Œdipe et le Sphynx
d’après Ingres de 1983 et Peinture Mars 1985
apparaît une créature qui tient de l’oiseau,
de la chauve­souris et du mollusque. Elle

se suspend à une barre horizontale, sa tête
cornue en bas. Elle est la sœur ou la pro­
géniture des monstres qui hurlent dans
Trois études de figure au pied d’une cruci­
fixion, premier et décisif triptyque de Ba­
con de 1944, dont la seconde version, de
1988, est au bout de l’exposition, final terri­
ble. Effilée, lisse, grisâtre ou rosâtre, elle
pourrait être née dans les déserts mortels
de Tanguy ou les forêts pétrifiées d’Ernst.
On la reconnaît, tête dressée cette fois,
gueule ouverte, dans le Triptyque de 1976,
où vole un vautour ou un corbeau noir et
où les corps humains sont écrasés jusqu’à
exploser et répandre organes et sang.

Une forme visuelle à l’angoisse
Il serait difficile de soutenir qu’il y a
une différence infranchissable entre ces
hybrides cauchemardesques et l’auto­

matisme des visions inconscientes selon
Breton. Bacon donne une forme vi­
suelle à l’angoisse, et cette forme,
comme l’angoisse elle­même, revient ré­
gulièrement.
D’un lecteur de Bataille et de la revue
Documents, de l’ami intime de Leiris, ce
n’est pas surprenant. Sa situation ressem­
ble à celle de Picasso face au mouvement
dans l’entre­deux­guerres : aucun engage­
ment signé, quelques amitiés préci­
sément choisies et une capacité à projeter
les obsessions sur la toile que tous les
membres officiels du groupe n’ont pas
eue. Dans l’entretien, Bacon fait remar­
quer : « Rien n’est plus surréaliste que
Shakespeare et Eschyle, après tout. » La re­
marque vaudrait pour lui­même. Et sans
doute le savait­il.
ph. d.

Aussi surréaliste que Shakespeare et Eschyle


Non seulement
Bacon
ne faiblit pas
en vieillissant,
mais il prend
des risques
nouveaux
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