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JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019
IDÉES
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Nicolas-Jean Brehon
Un « no deal » trop coûteux
pour l’UE, trop risqué
pour le Royaume-Uni
L’économiste identifie les enjeux budgétaires
d’une sortie sans accord des Britanniques, dont
le plus important : le règlement des engagements
juridiques et budgétaires antérieurs à 2019
L’
hypothèse d’une sortie du Royau
meUni de l’Union européenne (UE)
sans accord doit être envisagée.
Même si les enjeux, de part et
d’autre, sont très différents, ce serait, sur le
plan budgétaire et pour les deux parties,
une très mauvaise nouvelle. Pour l’UE, il y
a trois sujets budgétaires distincts.
La question du bouclage du budget 2019
paraît évacuée. Un départ à la fin
d’octobre laisserait théoriquement deux
mois à couvrir. Soit 3 milliards d’euros sur
les 17,6 milliards de la contribution britan
nique annuelle (14,3 milliards prélevés sur
les recettes fiscales nationales, et
3,3 milliards de droits de douane prélevés
sur les importations).
Par précaution, le Conseil a adopté
en juillet 2019 (avec l’abstention du
RoyaumeUni) un règlement qui prévoit,
dans un charabia diplomatique et budgé
taire de circonstance, que même en cas de
Brexit sans accord, le RoyaumeUni ver
sera sa contribution pour l’ensemble de
l’année. Le règlement mentionne un en
gagement écrit du RoyaumeUni. Mais
même en cas de difficulté, l’enjeu budgé
taire est mineur.
La question des flux financiers en 2020
est plus complexe. La Commission prévoit
de maintenir les dépenses européennes au
RoyaumeUni – autour de 6,3 milliards
d’euros, dont plus de la moitié au titre de la
politique agricole commune (PAC) – si les
Britanniques contribuent au budget.
Certes, mais cette position est intenable,
car les versements sont dissymétriques.
Même en cas de nonversement de la
contribution britannique, les obligations
budgétaires de l’UE continuent à courir.
Cela est lié au décalage entre les engage
ments et les décaissements (les engage
ments de 2019 seront payés en 2020) et aux
modes de calcul des contributions nationa
les, actualisées a posteriori en fonction des
données économiques des Etats, et de la
correction britannique, versée au Royau
meUni pour compenser son déséquilibre
budgétaire de l’année écoulée. Cette correc
tion est de 5,2 milliards d’euros en 2020.
Même si le RoyaumeUni ne payait rien, les
VingtSept seraient obligés de lui verser
cette correction qui porte sur 2019.
Une facture « qui ne se discute pas »
Le véritable enjeu budgétaire porte sur le
règlement des engagements juridiques
et budgétaires antérieurs. Le Royaume
Uni, comme tout Etat membre, s’est en
gagé dans des programmes européens, no
tamment les fonds de cohésion et les pro
grammes de recherche étalés sur plusieurs
années en application du cadre financier
pluriannuel 20142020. Le pays doit assu
mer les dépenses correspondantes. L’ac
cord de sortie de novembre 2018 prévoyait
une méthode de calcul pour évaluer ce
« solde de tout compte », à régler pour par
tie en 2020 et pour partie étalé.
Cette méthode aboutit à une facture en
tre 40 milliards et 45 milliards d’euros.
C’est cette facture « qui ne se discute pas »,
selon le commissaire européen aux affai
res économiques français, Pierre Mosco
vici, que le premier ministre britannique
entend pourtant remettre en cause. « No
deal, no money. » L’enjeu budgétaire est
évidemment d’une tout autre ampleur et a
des conséquences sur l’ensemble des Etats
membres. La Commission prévoit certes
de mobiliser quelques fonds d’urgence
(fonds de solidarité et fonds d’ajustement
à la mondialisation) pour compenser le dé
faut de règlement britannique, mais les
montants correspondants sont très loin
d’éponger la facture.
Facture qui reposerait essentiellement
sur l’Allemagne, premier financeur du
budget européen (20,5 %). Il ne fait aucun
doute que l’Allemagne cherchera – et im
posera à ses partenaires – un accord. Un
« no deal » serait une sérieuse difficulté
pour le couple francoallemand.
Du côté britannique, le coût d’un « hard
Brexit » se pose d’une tout autre façon. Les
bénéficiaires directs des crédits européens
pourraient ne pas souffrir du retrait bri
tannique. Les agriculteurs, par exemple, se
verraient verser des aides sans passer par
la technostructure bruxelloise.
Boris Johnson mettrait ainsi le doigt sur
une faille européenne : si les dépenses
européennes sont justifiées lorsqu’il s’agit
de dépenses transnationales (transports,
programmes européens de recherche,
Erasmus...), pourquoi passer par Bruxelles
lorsque l’UE ne fait que redistribuer aux
Etats membres, comme c’est le cas des cré
dits de la PAC ou d’une part des fonds de
cohésion? Estce à l’UE de financer la réno
vation de quartiers, une radio associative,
une salle de théâtre? Quelle est la valeur
ajoutée européenne de cette intermédia
tion? Le Brexit peut être un électrochoc.
Mais l’impact indirect serait considéra
ble. Car c’est la crédibilité du pays qui est
en jeu. Le RoyaumeUni peut se prévaloir
d’être un modèle démocratique sans égal.
Au RoyaumeUni, le Parlement et le gou
vernement appliquent le résultat du vote
populaire. Ce n’est pas toujours le cas. Que
l’on songe à la pantalonnade française au
moment du rejet du traité établisse
ment une constitution pour l’Europe par
référendum, contourné par le Parlement ;
aux facéties irlandaises où, à deux repri
ses, l’UE a fait revoter les Irlandais qui
n’avaient « pas bien voté » une première
fois ; à la comédie grecque où un gouverne
ment élu sur une base antieuropéenne se
plie immédiatement aux injonctions de la
task force européenne.
Les agences de notation ont leurs manies
Quoi que l’on pense du Brexit, le Royau
meUni est un modèle démocratique. Les
rodomontades de Boris Johnson essayant
de contourner le Parlement sont un très
mauvais signal, une rupture même. Le re
fus de payer le coût du divorce serait aussi
impardonnable que le nonpaiement
d’une pension alimentaire. Et ne serait
pas pardonné par le juge contemporain :
les marchés financiers.
Le RoyaumeUni est, comme tous les
autres, un pays sous appréciation – sous
surveillance? – des agences de notation
financières. Les agences ont leurs manies.
Elles n’aiment ni les risques ni l’incertitude
et aiment encore moins les mauvais
payeurs. Elles ont dégradé la note britanni
que après les choix des électeurs de quitter
l’UE (de AAA, la meilleure note possible, à
AA, soit deux crans en dessous, la même
note que la France). Une défection budgé
taire du RoyaumeUni entraînerait sans
doute une nouvelle dégradation qui pèse
rait sur les taux d’intérêt, la livre et la crédi
bilité du pays. Le pari est très, trop, risqué.
La City peutelle se le permettre, alors que
Paris est un challenger crédible pour être la
place financière internationale de l’après
Brexit en remplacement de Londres?
Un « no deal » paraît, pour toutes ces rai
sons, exclu. Ce serait trop coûteux pour
l’Union européenne et trop dangereux
pour le RoyaumeUni.
Nicolas-Jean Brehon est conseiller
budgétaire auprès de la Fondation Ro-
bert-Schuman. Il a notamment écrit « L’UE
et les Balkans, histoire d’un échec ou la
tragédie balkanique », dans la « Revue de
l’Union européenne » (juillet-août 2019)
Emmanuelle Avril et Pauline Schnapper
La crise qui secoue le RoyaumeUni révèle notamment
« l’absence de gardefous efficaces pour contrer la dérive
autoritaire du premier ministre », estiment
les deux professeures de civilisation britannique
A
près une folle semaine à Londres,
qui a vu Boris Johnson faire pas
ser en force une suspension du
Parlement, se faire imposer une
loi exigeant une demande d’extension de
trois mois avant une sortie de l’Union
européenne si aucun accord n’était
trouvé à Bruxelles d’ici là, vingt et un par
lementaires conservateurs modérés se
faire exclure du parti et des démissions
spectaculaires du gouvernement, dont
celle du propre frère du premier ministre,
Jo Johnson, l’incertitude sur ce qui pour
rait se passer d’ici au 31 octobre reste en
tière. La tentative de coup de force du
nouveau premier ministre, qui annonce
vouloir sortir coûte que coûte, alors que
le Parlement, divisé par ailleurs sur à peu
près tout, a clairement fait savoir son op
position à une sortie sans accord, s’est en
tout cas retournée contre lui.
Du côté de Bruxelles, la volonté pro
clamée de renégocier l’accord conclu
en novembre 2018 avec le gouverne
ment de Theresa May se heurte à la
réalité répétée par les VingtSept : il n’y
a pas de solution alternative au « back
stop », qui prévoit le maintien du
RoyaumeUni dans l’union douanière,
le temps qu’un accord sur la relation
future avec l’Union européenne soit
conclu, pour empêcher le rétablisse
ment d’une frontière en Irlande. Il n’y a
donc à peu près aucune chance de per
cée significative à Bruxelles d’ici au pro
chain conseil européen le 17 octobre.
Dès lors, l’étau se resserre sur le pre
mier ministre, Boris Johnson, qui a es
suyé six défaites à la Chambre des com
munes et n’a pas réussi à provoquer de
nouvelles élections, faute de soutien
de l’opposition (puisque depuis 2011 le
Parlement ne peut être dissous avant
terme que par une majorité des deux
tiers des parlementaires). Les partis
d’opposition veulent être certains
qu’une éventuelle élection, devenue
inévitable, aura bien lieu après le 31 oc
tobre, ainsi qu’une nouvelle demande
de report de la sortie de l’UE. Le Parti
travailliste, par ailleurs, qui ne profite
guère dans les sondages de la crise ac
tuelle, aurait sans doute intérêt à éviter
une campagne électorale qui se jouerait
sur la seule question du Brexit.
Rejetant pour le moment deux des op
tions qui s’offraient à lui – soit une mo
tion de défiance qu’il aurait incité à faire
voter contre luimême ou une démis
sion qui l’aurait obligé à passer la main à
un premier ministre par intérim –, Boris
Johnson a fait le choix provocateur de
passer outre le vote du Parlement sur le
« no deal ». Il continue de clamer son re
fus absolu de demander un report, sous
le prétexte d’une négociation en cours
dont les partenaires européens s’accor
dent à dire qu’elle n’existe pas, et au ris
que de renforcer encore la crise consti
tutionnelle et de se mettre hors la loi.
Sans oublier que, à défaut d’accord ou de
demande de report acceptée par les
VingtSept d’ici là, il y aura toujours bien
une sortie sans accord le 31 octobre...
Graves déséquilibres
Ainsi, les derniers rebondissements en
date de cette séquence inédite mettent
en lumière les faiblesses structurelles du
système politique britannique, notam
ment l’absence de gardefous efficaces
pour contrer la dérive autoritaire du
premier ministre. Le bras de fer entre le
gouvernement, qui prétend tirer sa légi
timité du résultat du référendum censé
représenter la volonté du « peuple », et
la Chambre des communes, démocrati
quement élue, montre combien le fa
meux « modèle » de Westminster, sous
tendu par une constitution « infor
melle » et dont l’une des caractéristiques
est la fusion presque totale des pouvoirs
exécutif et législatif, souffre de graves
déséquilibres qui ont rendu possible
cette crise sans précédent. Le discours
populiste de Johnson, notamment le re
jet des élites politiques, profite d’une
crise de confiance désormais profondé
ment ancrée dans une partie de la popu
lation. Cette défiance envers à la fois la
classe politique nationale et les institu
tions européennes a été soigneusement
attisée de longue date par une presse
partisane farouchement eurosceptique
que la classe politique n’a pas été
capable de contrer. Si l’arrivée de Boris
Johnson aux commandes fait l’effet
d’un choc, comme la victoire de Trump
à qui il est souvent comparé, elle est fi
nalement l’aboutissement logique de
tendances politiques et sociétales lour
des qui réclament des changements
profonds dans le fonctionnement dé
mocratique du RoyaumeUni, car il
semble désormais vain d’espérer un
retour à la « normale », tant la déter
mination des partisans du Brexit reste
inébranlable.
Pauline Schnapper
et Emmanuelle Avril sont
professeures de civilisation britannique
contemporaine à l’université Sorbonne-
Nouvelle. Elles viennent de publier
« Où va le Royaume-Uni? Le Brexit
et après » (Odile Jacob, 272 p., 22,90 €)
L’ARRIVÉE DE
BORIS JOHNSON
AUX COMMANDES
EST L’ABOUTISSEMENT
LOGIQUE DE
TENDANCES
POLITIQUES ET
SOCIÉTALES LOURDES
LE REFUS DE PAYER
LE COÛT
DU DIVORCE
NE SERAIT PAS
PARDONNÉ
PAR LE JUGE
CONTEMPORAIN :
LES MARCHÉS
FINANCIERS