Le Monde - 12.09.2019

(lily) #1
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JEUDI 12 SEPTEMBRE 2019 idées| 29

HISTOIRE D’UNE NOTION


L


e mot est inédit dans la bouche d’un
président français. Le 21 août, devant
l’Association de la presse présiden­
tielle, juste avant le G7 de Biarritz,
Emmanuel Macron a dénoncé « les chicayas
des bureaucrates et des Etats profonds » afin
de justifier son renoncement au communi­
qué commun laborieusement négocié entre
les délégations qui conclut traditionnelle­
ment les sommets. Il expliquait aussi que sa
politique de rapprochement avec la Russie se
heurtait aux oppositions « des Etats profonds
de part et d’autre », à Paris comme à Moscou.
Entendre le président de la République
reprendre par deux fois ce concept cher aux
leaders populistes, à commencer par Donald
Trump, suscita une certaine surprise.
D’autant plus qu’une semaine plus tard
Emmanuel Macron revenait à la charge lors
de la conférence annuelle des ambassadeurs
et ambassadrices, affirmant que, « comme
diraient certains théoriciens étrangers, nous

avons nous aussi un Etat profond », et som­
mant les diplomates de prendre acte de son
tournant russe.
Longtemps cantonné, notamment en
France, aux milieux conspirationnistes, le
deep state a fait son entrée dans le débat
public. « La grande force de l’Etat profond,
c’est l’inertie, pas le complot », ironise Hubert
Védrine, qui utilise à l’occasion le mot, mais à
propos des Etats­Unis, pour évoquer « une
sorte de consensus entre le Pentagone, le
département d’Etat, le Conseil national de
sécurité sur certains points, comme, par
exemple, le fait d’avoir voulu garder la Russie
comme ennemie après la guerre froide ».

Le « deep state », de Nixon à Trump
S’il a une part de réalité, ce deep state est
avant tout un fantasme, celui d’une adminis­
tration parallèle où se côtoieraient finan­
ciers de haut vol, honorables correspondants
des services de renseignement, hommes
politiques, hauts fonctionnaires. « Ces agents
non élus de l’Etat profond poussent leur

propre agenda secret et sont une véritable
menace pour la démocratie », lançait Donald
Trump en septembre 2018.
Très utilisé aujourd’hui par les sites
complotistes d’extrême droite, tels Breitbart
News, le concept remonte au début des
années 1960. « Il existe, à l’heure actuelle,
deux gouvernements aux Etats­Unis. L’un est
visible, l’autre est invisible. Le premier est le
gouvernement dont les journaux entretien­
nent les citoyens et dont les manuels de
civisme parlent aux écoliers. Le second est un
mécanisme caché et imbriqué, (...) une galaxie
informe d’individus et d’agences », écrivaient,
dans The Invisible Government (Random
House, 1964), les universitaires David Wise et
Thomas B. Ross, qui furent les premiers à
théoriser la chose.
Le mot lui­même est utilisé dix ans plus
tard par l’administration Nixon pour dénon­
cer les fuites internes qui ont permis la publi­
cation des « Pentagon Papers », documents
accablants du ministère de la défense sur
l’engagement américain au Vietnam. « Ri­
chard Nixon était obsédé par le fait que 96 %
des hauts fonctionnaires de l’exécutif recrutés
pendant les administrations démocrates pré­
cédentes étaient contre lui », note, dans un ar­
ticle du Washington Post, l’historien Zachary
Jonathan Jacobson, spécialiste de la guerre
froide, dressant un parallèle avec l’actuel lo­
cataire de la Maison Blanche.
Pendant les années Reagan, le concept est re­
pris par la gauche, qui mène la bataille contre
les pouvoirs occultes au sein de l’appareil
d’Etat, notamment ceux des services secrets, à
commencer par la CIA. Le deep state est aussi
dénoncé dans nombre d’ouvrages plus ou
moins sérieux comme le cœur de tous les

complots, au premier rang desquels l’assassi­
nat de John Fitzgerald Kennedy. Deep Politics
and the Death of JFK (University of California
Press, 1993), de l’universitaire canadien Peter
Dale Scott, est un archétype du genre.
Au mitan des années 1980­1990, le mot
franchit l’Atlantique pour définir les réseaux
occultes mis sur pied pendant la guerre
froide – tel Gladio en Italie –, avec la bénédic­
tion de Washington et de l’OTAN, afin de
résister à une éventuelle invasion russe. On y
trouvait pêle­mêle, comme dans la loge
maçonnique P2, des responsables des servi­
ces secrets, des militaires, des affairistes
véreux, des hommes politiques.
En Turquie, l’expression, traduite par derin
devlet, fit florès pour qualifier les réseaux
kémalistes créés au sein de l’armée et de la
haute administration pour combattre
marxistes, islamistes et rebelles kurdes. Il a
surgi dans le discours public turc en 1996,
après la découverte, dans une même voiture
accidentée, près de Susurluk (Anatolie), des
cadavres d’un préfet de police, d’un chef
mafieux lié à l’extrême droite et d’un député
du parti au pouvoir.
« L’idée d’Etat profond était d’autant plus
parlante que la tutelle politique de l’armée sur
le gouvernement et le Parlement était, jus­
qu’en 2003, institutionnalisée au travers du
Conseil national de sécurité », détaille le poli­
tiste turc Ahmet Insel. Le concept décrit aussi
très bien le pouvoir des généraux algériens
ou le noyau sécuritaire de l’Etat israélien. L’ir­
ruption du mot en France n’en est que plus
étonnante, quand bien même celui­ci ne
servirait qu’à pourfendre les résistances au
changement de la haute administration.
marc semo

« LA GRANDE 


FORCE  DE L’ÉTAT 


PROFOND, C’EST 


L’INERTIE, PAS 


LE  COMPLOT »
HUBERT VÉDRINE
ancien ministre français
des affaires étrangères

« ÉTAT P RO FO N D »


Forgé dans les années 1960, ce concept, auquel Emmanuel Macron a fait référence
afin de pourfendre les résistances au changement de l’administration, est utilisé
par les milieux complotistes, qui fantasment un « gouvernement parallèle »

MON  PAYS 
ME  MANQUE. 
QUE  SONT  DEVENUS 
LES  DROITS 
DE  L’HOMME ?
de Barbara
Romagnan
Editions Libre
et solidaire,
206 pages, 16 euros

Rengaine | par serguei


LES DÉSENCHANTEMENTS D’UNE FRONDEUSE


LIVRE


C’


est l’histoire d’une rup­
ture. Celle d’une mili­
tante socialiste « de tou­
jours » d’avec une partie de sa fa­
mille politique. Barbara Ro­
magnan, ancienne députée
frondeuse, raconte dans un livre le
processus qui l’a conduite à con­
tester la politique menée par Fran­
çois Hollande, lorsqu’il était prési­
dent de la République. Un chemin
semé de déceptions et de trahi­
sons, selon l’auteure. « Assez rapi­
dement [après l’élection de Fran­
çois Hollande, en 2012], j’ai eu des
désaccords avec la majorité socia­
liste à laquelle j’appartenais. L’es­
sentiel de ces désaccords était
fondé sur ce que j’ai vécu comme
une rupture de contrat pris avec les
citoyens au moment de l’élection,
le reste me semblait en contradic­
tion avec les valeurs et les combats
de la gauche », avertit­elle dès les
premières pages de ce petit
ouvrage écrit d’une plume alerte.
Tout le livre est d’ailleurs cons­
truit sur les raisons de la fronde
d’une partie des députés socialis­
tes face aux politiques menées

par des gouvernements issus de
leur propre formation, le Parti so­
cialiste. C’est d’ailleurs l’un des in­
térêts de Mon pays me manque :
pour la première fois, une des par­
lementaires « rebelles » explique
longuement ce cheminement,
qui fut pour beaucoup vécu
comme une déchirure. C’est aussi
une réponse au livre de François
Hollande, Les Leçons du pouvoir
(Stock, 2018), où l’ancien chef de
l’Etat a un jugement très sévère
sur les « frondeurs ». Mme Roma­
gnan résume : « Le quinquennat
de François Hollande a été un mo­
ment particulièrement doulou­
reux et triste de l’histoire du pays et
de la gauche. »

« Un tournant sécuritaire »
Pour expliquer cette cassure, il
faut revenir au lendemain des at­
tentats de novembre 2015 et à la
prolongation de l’état d’urgence.
« Un tournant sécuritaire, une poli­
tique de la peur », pour l’ancienne
députée du Doubs. Elle détaille,
sur plusieurs pages, les raisons de
son vote « contre » et les consé­
quences de celui­ci vis­à­vis de ses
camarades et de ses électeurs.

Dans l’esprit de Mme Romagnan,
une chose est sûre : c’est François
Hollande qui a préparé l’arrivée
au pouvoir d’Emmanuel Macron
et qui a posé les premiers jalons
d’une politique qui, selon elle, n’a
plus rien à voir avec la gauche.
Outre les questions économiques,
elle pense à celles concernant
l’immigration, les réfugiés et
l’asile, mais aussi la laïcité et la
conception de la République.
Par contraste avec ce réquisi­
toire, Mme Romagnan dessine les
contours d’une gauche réelle­
ment sociale et démocrate, huma­
niste et généreuse. Elle ne se prive
pas non plus de critiquer la gau­
che de la gauche et la préémi­
nence de la question sociale sur
toutes les autres. Elle le reconnaît
ainsi sans ambages : « Me manque
aussi cette gauche humaniste,
ouverte au monde et aux autres,
respectueuse de l’humanité dans
sa diversité, respectueuse aussi de
la planète et du vivant qui l’habite,
une gauche indissociablement dé­
mocratique, sociale et écologiste. »
Une gauche qui semble désor­
mais orpheline.
abel mestre

L


e Brexit est soutenu par le désir
d’une partie des Anglais de re­
nouer avec le « grand large »,
cette relation avec le reste du monde
qu’ils perçoivent parfois comme con­
tradictoire avec celle qui les lie à l’Eu­
rope. D’où vient cette perception qui,
vue du continent, peut sembler ab­
surde? Sans doute du Blocus conti­
nental, moment unique où les échan­
ges économiques avec le reste du
monde se substituèrent vraiment à
ceux du continent.
Après Trafalgar (21 octobre 1805) et
Austerlitz (2 décembre 1805), l’Europe
est clairement partagée entre l’empire
terrestre français et l’empire maritime
anglais. L’Angleterre annonce le blo­
cus des ports de la façade atlantique,
et Napoléon riposte par les décrets de
Berlin (21 novembre 1806) et Milan
(17 décembre 1807), qui créent le Blo­
cus continental. Les obstacles aux
échanges qui s’accumulaient depuis la
rupture de la paix d’Amiens sont ainsi
systématisés. Beaucoup pensaient
que l’Angleterre ne s’en relèverait pas,
tant elle dépendait de l’Europe pour
son approvisionnement alimentaire,
en bois, en minerai de fer, mais aussi
pour les débouchés d’une partie de
son industrie, textile notamment.
Or l’économie britannique réagit
avec une souplesse étonnante. La pro­
duction agricole augmente forte­
ment, stimulée par la hausse des prix
alimentaires, et les importations en
provenance d’outre­mer explosent :
elles doublent avant 1815 depuis le
Proche­Orient ou le Canada (qui rem­
place la Baltique pour le bois), triplent
depuis les Antilles, augmentent de
moitié depuis l’Asie. De fait, dans
nombre de pays neufs, l’augmenta­
tion de la production n’accroît prati­
quement pas les coûts, et les capitaux
britanniques financent les échanges.
L’industrie anglaise n’est pas non
plus ruinée par la chute des débou­
chés européens. Les exportations bri­
tanniques vers le continent ne bais­
sent que brièvement, car l’Empire ne
parvient pas à éliminer la contre­
bande et vend même des licences, dès

1809, pour limiter les effets du Blocus.
En outre, l’industrie anglaise prend à
la France et à l’Espagne les marchés
latino­américain, russe et ottoman, et
développe ses exportations vers l’Asie.
Certes, la vie chère suscite la protes­
tation du peuple britannique, chez
qui l’expérience révolutionnaire fran­
çaise provoque depuis quelques an­
nées l’effervescence. Mais la guerre
justifie la répression et impose l’unité
nationale. L’expansion monétaire fa­
cilite d’ailleurs les reconversions, et ce
n’est qu’après Waterloo que les corn
laws et la stabilisation monétaire ag­
graveront pauvreté et inégalités.

Effets redistributifs
En Europe aussi, le Blocus a des effets
redistributifs, au bénéfice de la
France et de son industrie, qui unifie
monnaie, poids et mesures, organi­
sation administrative, système juri­
dique sur une partie des marchés
européens. En revanche, ses vassaux
et alliés souffrent, notamment les
plus ouverts vers le commerce bri­
tannique (Pays­Bas, Hanse).
Les liens de l’Angleterre avec le
monde extra­européen sont durable­
ment renforcés, quand ceux du reste
de l’Europe sont affaiblis. Tout au long
du XIXe siècle, l’Angleterre continuera
de ne réaliser qu’un tiers de ses échan­
ges avec l’Europe, une proportion
beaucoup plus faible que celle de ses
voisins continentaux. Elle n’augmen­
tera fortement qu’avec l’entrée dans la
Communauté européenne, en 1973.
Il ne faut donc pas sous­estimer la
capacité de l’économie britannique à
réorienter ses échanges vers d’autres
régions du monde, souvent plus dy­
namiques que l’Europe. Néanmoins,
rien n’assure à Boris Johnson que le
peuple anglais acceptera avec autant
d’abnégation les coûts du Brexit que
la guerre contre Napoléon, ni ne
croira que la Commission euro­
péenne est aussi abominable que
l’« Ogre corse ».
Surtout, la Grande­Bretagne ne
possède plus la domination techno­
logique et coloniale qui la rendait in­
contournable sur nombre de mar­
chés au début du XIXe siècle. Une
chose est sûre : comme dans tout
bouleversement, ce sont les plus ra­
pides, les mieux éduqués, les plus
forts qui s’adapteront le mieux. Les
tories sauront le justifier.

Pierre Cyrille Hautcœur est directeur
d’études à l’EHESS

CHRONIQUE|PAR PIERRE­CYRILLE HAUTCOEUR 


Quand l’Angleterre rompait


vraiment avec l’Europe


BEAUCOUP PENSAIENT 


QUE L’ANGLETERRE 


NE SE RELÈVERAIT PAS 


DU BLOCUS CONTINENTAL

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