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21 août 1944. Après
l’avoir désarmé,
une jeune femme,
Anne-Marie Dalmaso,
soigne un blessé
allemand.
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la foule acclame
l’entrée dans Paris
de la 2e DB.
nistère des Affaires étrangères. Des voitures FFI sillonnent
les rues. Le futur écrivain Roger Grenier, 25 ans, membre
de Ceux de la Résistance (CDLR), racontera sa semaine
folle dans Paris ma grand’ville. De porte cochère en porte
cochère, en courant ou en rampant, un appareil photo et
une cocarde tricolore à croix de Lorraine dans la poche, il a
failli être fusillé au croisement de Bellechasse et Saint-Ger-
main, collé face au mur, avant qu’on se ravise et le laisse par-
tir. Il rejoint à son tour l’Hôtel de Ville en voiture, couché
contre l’aile. « Pour faire bien, dira-t-il, car ce n’était pas une
nécessité. » Quelques-uns de ces combattants volontaires es-
suient des déconvenues, comme le futur comédien Claude
Rich, 15 ans, qui se présente pour prendre la Mairie mais est
refoulé parce qu’il porte encore des culottes courtes... Dès
le 20 août, près de mille deux cents personnes occuperont
l’Hôtel de Ville, dont des femmes à plat ventre pour se pro-
téger des tirs, téléphonant et tapant des ordres de mission
dans le crépitement des machines à écrire. Non loin, à
l’angle de la rue Richelieu et de la place du Théâtre-Fran-
çais, la journaliste communiste Edith Thomas voit une bar-
ricade visée par des tanks allemands : « Un grand garçon ro-
mantique, la chemise ouverte sur la poitrine, une ceinture
rouge à la taille, ordonne aux hommes qui passent de l’aider à
relever la barricade. Un beau modèle pour Delacroix. » Tou-
jours pas d’Américains, mais « Regardez, lui dit une cré-
mière, on voit d’ici le drapeau flotter sur l’Hôtel de Ville ». « La
brave femme a les yeux pleins de larmes. Moi aussi. » A Bourg-
la-Reine, le futur géographe Yves Lacoste n’a encore que
occupants, les feldgendarmes continuent tant bien que mal
à régler la circulation des quelques voitures, vélos-taxis et
autres chars en maraude ; d’autres, sous l’uniforme noir des
nazis, fusillent au bois de Boulogne, à Vincennes, et four-
nissent encore en détenus les trains en partance vers les
camps. A la Sorbonne, le Pr Joliot-Curie enseigne comment
fabriquer des bouteilles incendiaires sans allumage préa-
lable — avec de l’essence, du chlorate de potasse, de l’acide
sulfurique —, et des « mémentos » sur la manière de mener un
combat de rue sortent des imprimeries. Trop tôt? Sur les affi-
ches appelant au soulèvement, les Allemands apposent cet
avertissement : « Pensez au sort de Paris! » Les rumeurs, tou-
jours elles, font état de tractations menées par Pétain et La-
val avec les Américains pour la constitution d’un gouverne-
ment provisoire. Trop tard. Les bâtiments officiels se vident,
le régime de Vichy détale avec valises et collaborateurs. Et
ces immeubles tout juste évacués sont pillés. Allemands aux
aguets et convois n’en finissent pas de traverser Paris. Mais
sur les trottoirs, des mitrailleuses sont encore en batterie, et
les piétons qui s’aventurent à traverser le boulevard Saint-
Germain doivent lever les mains. Des cadavres, d’Allemands
ou de passants, jonchent le sol souillé de sang et d’essence.
Dans ce Paris bouillonnant, l’air est lourd mais pourtant
prometteur. Radio Paris, « Radio Paris ment, Radio Paris est
allemand » comme dit la BBC, ferme ses micros ; le journal
collaborationniste Je suis partout n’est plus nulle part, et la
presse clandestine sort de l’ombre : Le Populaire, Franc-
tireur, Combat... Insurrection? Pas encore. Les délégués
mili taires envoyés par Londres veulent temporiser : ils
redou tent que Paris subisse le sort de Varsovie, dont le sou-
lèvement a été écrasé dans le sang. L’homme du 18 juin 1940,
qui a atterri près de Saint-Lô (dans la Manche) et qui reste
en délicatesse avec Eisenhower, veut empêcher qu’un coup
de force communiste prenne le pas sur la reprise en main
de l’Etat, qu’il entend mener sans délai. Que sait-on de tout
cela dans la ville qui gronde? Rafales sporadiques, explo-
sions, tanks en feu, voitures renversées : d’un quartier à
l’autre, on ignore ce qui se passe réellement.
A la Préfecture de police, prise le 19, les quelques armes
françaises répondent depuis les fenêtres aux mitrailleuses
allemandes. Dès l’aube du même jour, le commandant Ro-
ger Stéphane, le bras en écharpe et la voix cassée, a requis
l’aide d’un adjoint, le plus beau qu’il trouve dans les pa-
rages : il ne sait pas qu’il se nomme Gérard Philipe.
Alexandre Parodi, le délégué général du Comité français de
libération nationale en zone occupée, demande à Stéphane
de prendre l’Hôtel de Ville, avec une poignée d’hommes.
« Autant vous le dire tout de suite : la prise de l’Hôtel de Ville ne
fut pas celle de la Bastille! » prévient Charles Pégulu de Rovin
en faisant tourner dans sa main un verre de Perrier agré-
menté d’une goutte de bourbon. Aujourd’hui, il se souvient
d’une opération commando presque comique avec quel-
ques types en bleu de chauffe et cinq mitraillettes : « C’était
un grand foutoir, on est rentrés tranquillement par la porte de
derrière, accueillis par un huissier ahuri qui ne savait pas s’il
devait conserver sa chaîne protocolaire. Le seul moment où
j’ai vraiment eu peur, c’est quand un imbécile a tué un motard
allemand qui guidait une colonne de chars. Un obus a riposté,
ne touchant heureusement qu’un angle du bâtiment, sinon
c’en était fini de nous. Ils étaient pressés de partir. »
Pas tous. Les Allemands tiennent leurs places fortes :
l’Opéra, le Sénat, les grands hôtels, le palais Bourbon, le mi-
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