Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

(coco) #1
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Lors de la réalisation
de Clandestino,
Manu Chao
retourne en
Amérique latine
pour y enregistrer
les sons du
quotidien qui
ont rythmé
ses voyages.
Ici, au Brésil,
en 1998. youri lenquette

groupe qu’il avait créé (d’où le refrain de la chanson : « Ma-


no Negra? Clandestina !!! »).


« A quoi bon se réveiller pour affronter une journée solitaire


de plus? » Figurant désormais dans la réédition de Clandesti-


no, le reggae blues Roadies Rules, inédit repêché des sessions


originales de l’album, révèle l’état mental dans lequel se


trouve alors Manu Chao, bien loin du chanteur bondissant en


bonnet péruvien auquel il serait bientôt identifié. Le titre


sonne comme la complainte d’un artiste au bout du rouleau,


trahi par les siens, engagé sur une route sans fin et menant


nulle part. L’enfant de Sèvres s’est heurté de plein fouet à ses


principes démocratiques. Un pour tous, mais pas tous pour


un. Son projet collectif privilégiant l’aventure à la sécurité a


fini dans le mur. Manu Chao songe à disparaître ou du moins


à changer de vie, à s’oublier dans l’ivresse à Rio, ou l’esprit


embrumé par le peyotl dans un quartier chaud de Tijuana ou


de Mexico. Ne lui reste qu’une option : se réinventer.


Démarrent trois années de vagabondage, du Brésil en Es-


pagne, de l’Argentine au Venezuela via le Sénégal, qui virent


le rocker perdre pied tout en se reconstruisant à son insu.


Seule la musique des bars, de la rue, des pauvres, des exclus


l’obsède, le fait encore tenir debout. En le voyant débarquer


avec sa guitare, des vieillards mexicains ou colombiens,


d’ouverture. Avec des disques, et plus encore la radio déver-


sant des sons venus du monde entier mais surtout d’Amé-


rique latine. Galicien, son père, Ramón Chao (1935-2018), pia-


niste classique de formation, journaliste et écrivain, était le


rédacteur en chef de l’antenne sud-américaine de RFI. Il fut


comme une boussole, un repère identitaire pour son fils,


français mais profondément latin. Et citoyen du monde avant


tout. Un apprenti rocker, nourri de Chuck Berry et de


Dr Feelgood. Un disciple absolu de Clash aussi, le gang punk


au romantisme révolutionnaire de Joe Strummer dont le San-


dinista !, triple album vendu à prix coûtant, brassant une


vaste palette d’influences musicales et dédié au Front sandi-


niste de libération nationale du Nicaragua, lui montra la voie :


son horizon ne pouvait se limiter au monde anglo-saxon.


Le jeune Manu Chao ne manquait donc ni de repères sé-


curisants ni de modèles aux valeurs sûres. De quoi laisser


libre cours à ses envies musicales rebelles, non pas pour


crier son malheur, mais pour s’indigner que tous n’aient


pas la même chance que lui. Son bac en poche, il se lança


dans l’aventure du rock, épaulé par son frère et son cousin


Santi, option rétro rockabilly pour commencer (le groupe


Joint de culasse). Comme pour mieux revenir aux fonda-


mentaux, avant d’intégrer, avec Los Carayos, son goût pour


un reggae nourri de Bob Marley, et plus encore pour ses in-


fluences espagnole et latino. En ces années 1980, la scène


alternative parisienne bat son plein avec Bérurier Noir ou


les Garçons bouchers. Manu Chao, pile électrique au cha-


risme certain, ne tarde pas à s’y imposer comme le surdoué


du lot, avec une chanson, Mala Vida, tube torride au rythme


effréné. La Mano Negra fait voler en éclats les étiquettes, les


catégories et s’impose comme un groupe de rock français


riche de sa diversité, dont la fluidité et l’énergie dynamitent


l’étroit cadre hexagonal. Aventure collective et démocra-


tique pilotée par le plus altruiste des tyrans — Chao compo-


sait les chansons et décidait de presque tout —, la Mano


Negra, célébrée en France et en Espagne, se lance à l’assaut


du monde en quête de sensations intenses. Objectif pre-


mier? Etre en contact avec la réalité.


Dédaignant avec fierté les Etats-Unis devant lesquels il


refusait de se prosterner, le groupe portait son Patchanka


épicé, cuivré et polyglotte du Japon jusqu’en Amérique du


Sud, où ces graines d’Hispanos furent accueillies en héros


au début des années 1990. Avant de s’embarquer dans des


projets fous, naviguant de port en port sud-américains à


bord d’un cargo, ou se lançant dans un épuisant périple co-


lombien en train... Des expériences extrêmes comme des


gouffres financiers, qui lessivent les musiciens, absents de


trop longs mois de chez eux. Usés, ils jettent les uns après


les autres l’éponge, si bien qu’en 1993 Manu Chao se re-


trouve seul, avec l’interdiction même de garder le nom du



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