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narquois, le défient. Et le trentenaire, à moitié défoncé, sans
illusions, obtempère, entonnant ses chansonnettes épurées,
baragouinées mais qui intriguent, à tel point qu’on lui inter-
dit de s’arrêter de jouer. Et on lui pose toujours cette ques-
tion : « Quel est ce drôle d’accent, d’où viens-tu? » Dans ces
contrées où le quotidien est dur, la fraternisation passe par
l’alcool, la musique et la danse. Alarmé par l’état de déshé-
rence dans lequel s’est enfoncé son fils, Ramón Chao lui pro-
pose en 1995 d’effectuer avec lui un pèlerinage à moto, de
Sèvres à Saint-Jacques-de-Compostelle, dans sa Galicie na-
tale. Pari gagné. En découvrant ses racines, le chanteur y
trouve un sens à sa quête. Ses chansons les plus douces
étaient en fait celles qui lui ressemblaient le plus, exprimant
au mieux son déchirement chronique. Celui d’un enfant
choyé qui redoute l’enfermement, tant géographique qu’af-
fectif. Il en fera désormais son moteur.
Après une vaine tentative de relancer un groupe de rock
en Espagne, Manu Chao a une révélation : son avenir musi-
cal passera par l’électro. Malgré des essais infructueux à
Naples, puis à Londres avec le groupe Leftfield, c’est dans
un écrin techno, avec beats à foison, qu’il envisage de fina-
liser les dizaines de morceaux inspirés par ses pérégrina-
tions. Car il n’a jamais cessé d’écrire. Il appelle à la res-
cousse Renaud Letang, également natif de Sèvres et qui
s’était fait les crocs en travaillant avec Alain Souchon, pour
mettre un peu d’ordre dans son drôle de fourre-tout. L’en-
tente entre le technicien inventif et le créateur éparpillé
mais perfectionniste fait des merveilles. D’autant que sur-
vient un accident en forme de miracle : le bug de Clandesti-
no! Une erreur de manipulation efface les beats électro-
niques encombrants de l’album en gestation, et révèle un
langage musical nouveau, plus épuré. Une musique folk ins-
tinctive au fort parfum latino, brassant guitares mandin-
gues, groove reggae et cuivres mariachi. Un disque fausse-
ment fouillis, totalement maîtrisé, dont la cadence infernale
tient à cette ossature disparue, à la présence invisible. Tan-
dis que Letang désapprend ses tics d’ingénieur du son tra-
ditionnel en façonnant les démos de Manu Chao, ce dernier
reprend la route vers l’Amérique du Sud, pour capter dans
son magnéto les bruits de la vie qu’il y percevait. Une col-
lection de sons bruts, d’extraits d’émissions radio, échos
des mondes parallèles, en lutte, en résistance, si authen-
tiques, de là où il s’était posé.
Ainsi naquit en 1998 ce disque ovni au potentiel commer-
cial improbable. Qu’importe! Entre baroud d’honneur et
billet d’adieu, il était pour Manu Chao une nécessité. Ils
furent des milliers puis des millions à s’en emparer, à s’y re-
trouver. Le disparu volontaire se métamorphose alors en
héros populaire, en chanteur engagé du nouveau millé-
naire, de tous les combats altermondialistes, en première
Un « Clandestino » prophétiqUe récit
« Il y a beaucoup
de colère en moi, et
la musique m’empêche
de péter les plombs. »
ligne lors des émeutes autour du G8 à Gênes, en 2001. Mais
pas question pour lui de devenir un porte-drapeau. « Le
terme altermondialiste me gêne. Pour moi, il s’agit juste de
souhaiter un monde meilleur pour nos enfants. Surtout, je ne
veux pas de statut de leader. Le leader, c’est celui qui est le plus
facile à corrompre ou à flinguer. »
En 2000, Próxima Estación : Esperanza, plus positif, plus
optimiste, prolongeait la formule gagnante. En 2007, La Ra-
diolina complète la trilogie. « J’ai toujours été timide, et la mu-
sique m’a soigné. Longtemps, je me faisais discret, je me plan-
quais. Mais j’ai pris confiance, acquis une assurance, grâce à
Clandestino », nous confie alors Manu Chao, dans l’anony-
mat de Chinatown, à Manhattan, alors qu’il triomphe le soir
même devant une foule survoltée à Prospect Park, au cœur
de Brooklyn. A l’époque, son troisième album, dans la li-
gnée directe des deux précédents, fait fureur. Mais il n’au-
ra jamais de successeur, Manu Chao ne croyant plus au for-
mat disque, cher et archaïque, pour faire circuler sa
musique. Hors du système mais avec son temps, il met ses
nouvelles chansons en ligne — sous son nom ou, un temps,
sous l’appellation TI.PO.TA, en duo avec la chanteuse
grecque Klelia Renesi —, invitant les musiciens de rue à les
reprendre. Pas matérialiste pour un sou, l’argent qu’il
gagne sert avant tout à protéger ceux à qui il peut venir en
aide. Et à se payer, son seul luxe, des billets d’avion pour sa-
tisfaire son incurable addiction au voyage utile.
Lorsqu’il a été question pour sa maison de disques de cé-
lébrer Clandestino, Manu Chao n’en a pas vu l’intérêt. Avant
de se raviser, en proposant de l’ancrer dans le présent, avec
un titre neuf, Bloody Border (« Maudite frontière »), comp-
tine inspirée par la visite récente et horrifiante d’un camp
de migrants sud-américains en Arizona. Elle s’inscrit natu-
rellement dans le prolongement du disque. Car si rien n’a
vraiment changé pour Manu Chao depuis, le monde non
plus ne va pas mieux. « We want freedom to cross/Cross the
borderline/Freedom’s no crime... » (« Nous voulons la liberté
de traverser, de passer la frontière, la liberté n’est pas un
crime... »), clame-t-il plus désenchanté que jamais, attristé
par la portée prophétique de Clandestino. Comme pour ap-
puyer sa résonance actuelle, il a réenregistré la chanson en
duo avec Calypso Rose, la diva féministe trinidadienne sous
le charme de laquelle il est tombé — comme autrefois du
couple malien Amadou et Mariam. On retrouve le titre
boosté d’un rythme plus caribéen et d’un couplet supplé-
mentaire, en anglais, dédié aux tragiques cohortes de nau-
fragés, échoués en mer, quelque part entre la terre qu’ils
ont dû fuir et celle qui leur refuse l’entrée. Si Manu Chao n’a
plus grand espoir, il n’a pas baissé les bras. La résistance
continue. Qui sait, il n’est même pas impossible, dit-on,
qu’un nouvel album voie le jour... •
Télérama 3632 21 / 08 / 19