Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

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bateau, elle le connaît bien. Elle ne l’a pas vu depuis long­


temps, alors elle le scrute. La peinture bleue et rouge passée


de la coque, les deux entailles verticales qui l’éventrent sur


les côtés, la rambarde déglinguée du pont, les tiges de fer dé­


foncées qui pendent du plafond de bois de la cale...


Cristina Cattaneo, 55 ans, est médecin légiste. A l’univer­


sité de Milan, elle dirige le Labanof (laboratoire d’anthro­


pologie et d’odontologie forensique), consacré à l’identifica­


tion des cadavres sans nom : sans­abri inconnus, victimes


anonymes de la Mafia ou ossements datant de l’Antiquité.


Durant l’été 2016, avec près de quatre­vingts scientifiques


Parti de Lybie
le 18 avril 2015,
ce chalutier sans
nom a sombré
le jour même au
large de Lampedusa,
emportant un millier
de personnes.
Il gisait par
370 mètres de fond.

venus de douze universités italiennes, elle a passé deux


mois et demi à autopsier les cadavres des migrants retrou­


vés dans cette épave. « Une expérience inoubliable, un


exemple inédit de solidarité dans la lutte contre l’oubli », qu’elle


raconte dans un livre, Naufragés sans visage 1. Ce « barcone »


(« grand bateau »), comme elle l’appelle, « représente la plus


grande tragédie de la Méditerranée, mais c’est aussi la pre-


mière fois que nous, Européens, avons traité ces morts comme


les nôtres. Avec les mêmes gestes, le même respect, la même di-


gnité. Et le même objectif, si évident : chercher à les identifier. »


On ne connaît pas le nom d’origine du barcone. Sur sa


proue, trois symboles : une étoile, un monogramme iden­


tifiant sans doute le chantier naval qui l’a construit, une


inscription arabe le confiant à Allah. C’était un chalutier


égyptien. A l’aube, le samedi 18 avril 2015, il a quitté la côte


libyenne, près de Misrata. A son bord, des centaines


d’hommes — et quelques femmes et enfants —, qui avaient


payé 800 dollars pour une place sur le pont, 300 dollars


pour la cale 2. Les passeurs les ont entassés sur ce navire


conçu pour une trentaine de membres d’équipage, sans


ancre — le réduit où se rangent normalement les chaînes


était rempli de cadavres —, et rafistolé pour colmater une


fuite. On voit toujours la corde serrée autour de l’hélice,


amas durci et blanchâtre. Où pouvait bien arriver un bateau


surchargé, sans ancre, et qui prenait l’eau? Le 18 avril, en


début de soirée, le King Jacob, porte­conteneurs portugais,


répond à l’appel de détresse. A son arrivée, le chalutier


panique et accélère vers lui. La collision est brutale, le bar-


cone chavire sur son flanc droit et coule en quelques mi­


nutes. Vingt­huit survivants sont repêchés (dont le « capi­


taine », un Tunisien condamné en 2016 par le tribunal de


Catane à dix­huit ans de prison). Leur récit permettra de re­


constituer le voyage mortel des huit cents à mille cent pas­


sagers, la plupart enfermés dans la cale.


C’est le naufrage connu le plus meurtrier en Méditerra­


née, depuis 1945. Le lendemain, Matteo Renzi, alors chef du


gouvernement, annonce que l’épave sera renflouée. L’Ita­


lie dépensera, seule, plus de 9 millions d’euros pour l’ex­


traire de son lit funèbre, par 370 mètres de fond, à 96 kilo­


mètres des côtes libyennes et à 193 kilomètres de


Lampedusa. Et plus encore pour financer la récupération


des corps par les pompiers, puis leur autopsie, confiée aux


équipes de Cristina Cattaneo.


Pour remettre à flot le barcone, la marine militaire tra­


vaille des mois. Un châssis est installé au fond de l’eau, de


puissantes tenailles s’emparent de l’épave — causant les


deux crevasses sur ses flancs. Deux fois, elle s’échappe et


retombe. Certains plongeurs, superstitieux, envisagent de ☞


Télérama 3632 21 / 08 / 19
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