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bateau, elle le connaît bien. Elle ne l’a pas vu depuis long
temps, alors elle le scrute. La peinture bleue et rouge passée
de la coque, les deux entailles verticales qui l’éventrent sur
les côtés, la rambarde déglinguée du pont, les tiges de fer dé
foncées qui pendent du plafond de bois de la cale...
Cristina Cattaneo, 55 ans, est médecin légiste. A l’univer
sité de Milan, elle dirige le Labanof (laboratoire d’anthro
pologie et d’odontologie forensique), consacré à l’identifica
tion des cadavres sans nom : sansabri inconnus, victimes
anonymes de la Mafia ou ossements datant de l’Antiquité.
Durant l’été 2016, avec près de quatrevingts scientifiques
Parti de Lybie
le 18 avril 2015,
ce chalutier sans
nom a sombré
le jour même au
large de Lampedusa,
emportant un millier
de personnes.
Il gisait par
370 mètres de fond.
venus de douze universités italiennes, elle a passé deux
mois et demi à autopsier les cadavres des migrants retrou
vés dans cette épave. « Une expérience inoubliable, un
exemple inédit de solidarité dans la lutte contre l’oubli », qu’elle
raconte dans un livre, Naufragés sans visage 1. Ce « barcone »
(« grand bateau »), comme elle l’appelle, « représente la plus
grande tragédie de la Méditerranée, mais c’est aussi la pre-
mière fois que nous, Européens, avons traité ces morts comme
les nôtres. Avec les mêmes gestes, le même respect, la même di-
gnité. Et le même objectif, si évident : chercher à les identifier. »
On ne connaît pas le nom d’origine du barcone. Sur sa
proue, trois symboles : une étoile, un monogramme iden
tifiant sans doute le chantier naval qui l’a construit, une
inscription arabe le confiant à Allah. C’était un chalutier
égyptien. A l’aube, le samedi 18 avril 2015, il a quitté la côte
libyenne, près de Misrata. A son bord, des centaines
d’hommes — et quelques femmes et enfants —, qui avaient
payé 800 dollars pour une place sur le pont, 300 dollars
pour la cale 2. Les passeurs les ont entassés sur ce navire
conçu pour une trentaine de membres d’équipage, sans
ancre — le réduit où se rangent normalement les chaînes
était rempli de cadavres —, et rafistolé pour colmater une
fuite. On voit toujours la corde serrée autour de l’hélice,
amas durci et blanchâtre. Où pouvait bien arriver un bateau
surchargé, sans ancre, et qui prenait l’eau? Le 18 avril, en
début de soirée, le King Jacob, porteconteneurs portugais,
répond à l’appel de détresse. A son arrivée, le chalutier
panique et accélère vers lui. La collision est brutale, le bar-
cone chavire sur son flanc droit et coule en quelques mi
nutes. Vingthuit survivants sont repêchés (dont le « capi
taine », un Tunisien condamné en 2016 par le tribunal de
Catane à dixhuit ans de prison). Leur récit permettra de re
constituer le voyage mortel des huit cents à mille cent pas
sagers, la plupart enfermés dans la cale.
C’est le naufrage connu le plus meurtrier en Méditerra
née, depuis 1945. Le lendemain, Matteo Renzi, alors chef du
gouvernement, annonce que l’épave sera renflouée. L’Ita
lie dépensera, seule, plus de 9 millions d’euros pour l’ex
traire de son lit funèbre, par 370 mètres de fond, à 96 kilo
mètres des côtes libyennes et à 193 kilomètres de
Lampedusa. Et plus encore pour financer la récupération
des corps par les pompiers, puis leur autopsie, confiée aux
équipes de Cristina Cattaneo.
Pour remettre à flot le barcone, la marine militaire tra
vaille des mois. Un châssis est installé au fond de l’eau, de
puissantes tenailles s’emparent de l’épave — causant les
deux crevasses sur ses flancs. Deux fois, elle s’échappe et
retombe. Certains plongeurs, superstitieux, envisagent de ☞
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