Télérama Magazine N°3632 Du 24 Août 2019

(coco) #1
24

A gauche : l’épave,
renflouée en 2016,
contenait encore
les restes de huit
cents migrants.
A droite : la légiste
Cristina Cattaneo,
dans son laboratoire
où sont conservés
les objets des
naufragés. Francesco ViViano/roPi-rea

|  roberto

caccUri/

contrasto-rea

l’ex-vice- commandant. J’en ai encore la chair de poule. » Dans


son livre, Cristina Cattaneo décrit : « Un tapis de dépouilles


humaines sur tout le fond de la cale [...]. Tous ces corps avaient


la tête en bas, certains en position fœtale, beaucoup étaient


gonflés à cause de la putréfaction — c’étaient les cheveux, les


gants, les gilets et les chaussures qu’ils portaient qui les ren-


daient plus humains [...]. Ces corps étaient plus éloquents que


n’importe quel récit de survivant. » Empilés, les cadavres for-


ment plusieurs couches denses. « J’y ai plongé mon bras


jusqu’à l’épaule », se souvient la légiste.


Elle a expliqué aux pompiers comment saisir les restes


pour ne pas les abîmer ni les mélanger, puis les placer dans


des sacs mortuaires numérotés. Sur le papier froissé de


Roberto Di Bartolo, d’autres chiffres. Cale : 232. Pont : 143.


renoncer. Finalement, plus d’un an après le naufrage, le


barcone est tiré hors d’eau, hissé sur un remorqueur, puis


acheminé vers la base militaire de Melilli, sur la commune


sicilienne d’Augusta, entre Catane et Syracuse.


Il y arrive le 1er juillet 2016, sous les yeux de Cristina Cat-


taneo, prête à démarrer ses travaux. Dans Naufragés sans vi-


sage, elle écrit : « Le bateau était solennel, presque fier,


quoique blessé à mort. Il avait réussi à protéger les corps qui,


depuis plus d’un an, gisaient dans ses entrailles, et mainte-


nant, il nous en confiait la garde. » A ses côtés ce jour-là, Ro-


berto Di Bartolo, vice-commandant des pompiers de Syra-


cuse, chargé de la mission Augusta 2016. « C’était un défi


logistique et humain majeur, raconte ce sexagénaire chaleu-


reux, désormais retraité, attablé à Augusta devant une sa-


lade de poulpe qu’il touche à peine. Comment refroidir


l’épave, protéger et décontaminer les pompiers, assurer leur


soutien psychologique? Comment, surtout, manipuler les


restes que nous allions trouver? En trente-sept ans de carrière,


je n’avais jamais vu une chose pareille. » De sa poche, Rober-


to Di Bartolo tire un papier froissé. « En tout, trois cent qua-


rante-huit pompiers volontaires, venus de toute la Sicile, ont


travaillé près de douze jours et nuits, soit deux cent soixante-


dix-sept heures en continu. La chaleur était bestiale, l’odeur,


terrible. C’était un séjour en enfer, il n’y a pas d’autre mot. »


Pour accéder à la cale, ils découpent à la scie le rectangle


que l’on voit toujours dans la coque. « Jamais je n’oublierai


ce que j’ai vu en me penchant par cette ouverture, murmure



Télérama 3632 21 / 08 / 19
Free download pdf