Rock et Folk N°625 – Septembre 2019

(Darren Dugan) #1
SEPTEMBRE 2019 R&F 029

“Tout était prêt, le studio et les musiciens bookés.
La seule chose que je n’avais pas prévue, c’est que Harry
tousserait du sang. J’étais là pour produire le plus grand
chanteur blanc des Etats-Unis, et il avait la voix en
lambeaux.” Tout Harry Nilsson est résumé ici : son
mystère, sa mystique, ses triomphes et sa chute.
La citation vante sa voix inouïe, première chose
qu’il s’appliqua à autodétruire, à grandes lampées
de brandy Alexander avalées dans un nuage de clopes ;
elle évoque le studio, son royaume, où il s’enfermait pour
des séances au long cours, transformées en agapes de
luxe avec buffet à volonté, open bar 24 h/ 24 et drogues
offertes par la maison jusqu’au bout des nuits blanches ;
enfin, cette déclaration nous ramène à John Lennon, son
auteur. Lennon, l’idole, le producteur de l’album aphone
“Pussy Cats” en 1974, le compagnon de débauche
à Los Angeles pendant dix-huit mois de bringues et de
fureur, au moment même où les années 70 devenaient
vraiment les seventies, dans les vapeurs de dope,
de vomi et de tabac froid.

Quatre octaves
en haussant les épaules
Comme on dit au début de “Fargo”, cet article est inspiré d’une histoire
vraie. Par considération pour les vivants, tout ce qui y est écrit est fidèle
à la réalité. Par respect pour les lecteurs, les noms des morts ont été conservés
tels quels... Des noms qui claquent, aux deux sens du terme, c’est-à-dire
qui sonnent bien mais qui crèvent tôt : Lennon, donc, mais aussi Mama
Cass, Keith Moon, Marc Bolan, Graham Chapman des Monty Python...
Et puis les autres, pas moins ronflants, mais qui respirent encore aujourd’hui :
Ringo Starr, Van Dyke Parks, Phil Spector, Jimmy Webb... Tous ces
gens ont touché de près ou de loin une trajectoire qui ne ressemble à aucune
autre dans le rock : l’équivalent d’un Hendrix qui se serait tranché les
doigts au sécateur plutôt que de mourir d’overdose, automutilant l’instrument
qui faisait de lui un dieu vivant. Chez Harry Nilsson, cet instrument était
la voix. Un truc irréel, hors concours, d’une flexibilité digne d’une gymnaste
roumaine de quinze ans. Nilsson fut sans doute le seul artiste pop à chanter
comme on sifflote (d’ailleurs, il était aussi un siffleur ahurissant), arpentant
quatre octaves en haussant les épaules tellement c’était facile, avec une
précision (phrasé, justesse, intonation, souffle) inégalées. Les envolées
de son fameux slow (“Without You”) en attestent, tout comme les merveilles
de jeunesse, “1941”, “Don’t Leave Me”, “Little Cowboy”, “Bath” ou
“Rainmaker”, qui illuminent les trois premiers albums, ceux qui lui ont
permis d’être anobli par la royauté pop britannique. En mai 1968, en effet,
Lennon et McCartney sont à New York pour une conférence de presse.
Question d’un reporter, au troisième rang à gauche : quel est votre groupe
américain favori? Réponse du tac au tac (et à l’unisson) : “Nilsson !”
Contrechamp perplexe sur les journalistes dans la salle : mais enfin, de
qui parlent-ils?
Cet instant est le tournant majeur de la vie de Harry Nilsson, la
reconnaissance qui change tout. “Il était obsédé par les Beatles, racontera
Jimmy Webb.Il disait qu’il y avait le Père, le Fils, le Saint Esprit et les
Beatles.”A l’époque, Nilsson (Nilsson tout court, sans Harry, prénom absent
de sa signature d’artiste) a déjà commis son premier acte beatlemaniaque,
une reprise de “You Can’t Do That” à plusieurs voix (overdubbées),

citant une vingtaine de chansons des Beatles au détour de chœurs sha-
la-laset de bouts de riff bien placés. Ce tour de force est l’une des attractions
de “Pandemonium Shadow Show” (1967), premier album que Derek Taylor,
attaché de presse d’Apple et sommité des sixties, acheta en cinquante
exemplaires pour le distribuer à tout le gratin pop en 1968. Le reste du
disque est de bric et de broc, des chefs-d’œuvre sur l’abandon paternel
(“1941”) ou le premier mariage loupé (“Without Her”) voisinant avec
des reprises de showtuneset des chansons pour enfants (une spécialité),
comme s’il fallait des clins d’œil parodiques pour ne pas être suspecté d’un
trop plein d’ambition. L’histoire commence à peine mais le malentendu
Nilsson (sa malédiction) est déjà en marche : c’est “You Can’t Do That”
qui devient un hit au Canada et ce sont les Monkees qui transforment la
bondissante “Cuddly Toy”, écrite par Harry, en tube. Chez Nilsson, le
singeret le songwriterne réussiront jamais à aller de pair pour créer la
symbiose commerciale parfaite. Toute sa vie, ses chansons deviendront
des hits interprétés par d’autres (souvent moins bons que lui), tandis qu’il
devra reprendre les chansons des autres (souvent moins bonnes que les
siennes) pour connaître le succès.
Pendant l’enregistrement de “Pandemonium Shadow Show”, en 1967,
Harry Nilsson est encore employé de banque. Surdoué pour les chiffres,
il est depuis 1961 programmeurà la Security First National Bank et musicien
du dimanche, ou plutôt de la nuit : à partir de 18 h 00, il fait son shift
dans la première institution financière à utiliser l’informatique. Puis, à
2 h 00 du matin, il prend ses quartiers dans un petit bureau chez un éditeur
de musique, où il écrit des chansons à vendre (il refilera “Here I Sit” à Phil
Spector, qui en fera un single scato pour les Ronettes). Ce bon vieux bureau
(immortalisé dans la splendeur de poche “Good Old Desk”) est sans doute
l’élément clé qui viendra à lui manquer dès que l’argent et les copains stars
débouleront dans sa vie : un havre de paix, une base arrière, un cadre idéal
pour créer et ne pas être obligé de rentrer à la maison (longtemps sa hantise)
sans pour autant terminer au poste, dans un platane ou dans une
poubelle au fond d’une allée sombre. Lorsque les Monkees enregistrent
“Cuddly Toy”, les jeux sont faits. “Mon éditeur m’a dit que je pouvais
démissionner de la banque”, racontera le chanteur. Démissionner d’une
banque en y déposant son premier gros chèque, voilà qui ne manque pas
d’un certain chic. Lancé, Nilsson signe dans la foulée un second album
somptueux (“Aerial Ballet”, 1968). Il y chante merveilleusement “One”,
accompagné au piano électrique. Mais, rebelote, c’est Three Dog Night
qui la place dans les charts... Comme fait exprès, son tube à lui est la
seule reprise du disque, une certaine “Everybody’s Talkin’ ”, devenue
l’année suivante l’une des plus grandes chansons de films de l’histoire
(pour “Macadam Cowboy”, cette “épouvantable histoire de tantouzes”,
comme disait John Wayne). La faute à pas de chance, mais aussi à son
talent : il faut comparer avec la version originale en folk rugueux par
Fred Neil pour mesurer le génie Nilsson et comprendre le Grammy, les
millions de vente et l’inscription dans l’inconscient collectif. Sorti en 1969,
le troisième album, “Harry”, enfonce encore le clou symbolique, au point
que ça en deviendrait presque vexant. Mélange de compositions perso
(“Mournin’ Glory Story”, ballade à tomber, sur les sans-abris new
yorkais) et de reprises (dont l’immense “City Life”, chantée par Nilsson
avec le brio transformiste d’une chanteuse de jazz), le disque contient aussi
le single “I Guess The Lord Must Be In New York City”, jumelle de
“Everybody’s Talkin’ ”, qu’elle était censée remplacer au générique de
“Macadam Cowboy”. Las, écrite par Nilsson lui-même, elle effleurera tout
juste le top 40... Au tournant de 1970, Nilsson est à la fois un emblème
du mouvement singer songwriter et un imposteur car il a atteint ce statut
grâce à une reprise. Il reprend son souffle via la musique d’un film d’animation

HARRY NILSSON


Chez Nilsson, le singer et le songwriter


ne réussiront jamais à aller de pair


Photo Julian Wasser/ The LIFE Images Collection/ Getty Images

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