SEPTEMBRE 2019 R&F 031
dans un désintérêt de plus en plus généralisé : celui du public, de la presse
et aussi le sien. “Il savait bien qu’il n’était plus capable d’être lui-même
derrière un micro. Alors il a remplacé ça par la rigolade,” dira l’un de ses
acolytes. Pour ses enregistrements suivants, Nilsson s’occupe donc sur-
tout de faire le pitre et d’occuper le bar, laissant Van Dyke Parks lui con-
cocter des arrangements calypso ou Dr John amener une touche Nouvelle-
Orléans à ses approximations de chansons, quand ils ne se lancent pas
dans du mauvais reggae semi-improvisé. Les disques sont constitués à
80% de reprises et de gags potaches, les écouter donne la gueule de bois.
Bref, tout part en sucette, malgré quelques brillances arrachées à la nuit :
la ballade “Don’t Forget Me” sur “Pussy Cats”, la baroque “Salmon Falls”
sur “Duit On Mon Dei” (1975), la cabossée “Something True” sur “Sandman”
(1976), la reprise spectorienne de “That Is All” (Harrison) sur “That’s The
Way It Is” (1976 également). De temps à autre, Nilsson arrête de boire et
de fumer, pour quelques semaines, et la voix revient, le temps d’une chanson
ou deux. Dans l’un de ces moments de lucidité, il trouve la force d’écrire
un album complet, “Knnillssonn”, un disque démentiel, unique (surtout
en 1977), seulement accompagné d’un orchestre de cordes, d’une basse
et des percussions de Ray Cooper. Son meilleur depuis “Harry” (1969),
sans reprise, sans copains, sans coke, sans se cacher derrière qui (ou quoi)
que ce soit. Imaginé comme l’amorce d’un comeback, ce sera le dernier
à être distribué aux USA : la mort d’Elvis le mois de sa sortie pousse
RCA à concentrer tous ses efforts sur le back catalogue du King. L’occasion
est passée, et Nilsson libéré de son contrat. Son album suivant ne sortira
que sur un sous label anglais. Intitulé “Flash Harry”, en dérision de son
allure de chanteur clodo en surpoids, voix pâteuse et quintes de toux, il
organise sa propre disparition : le premier titre est carrément écrit et chanté
par le Python Eric Idle...
Nous sommes en 1980. Le 8 décembre, Lennon prend les cinq balles qui
marqueront aussi les cinq points finaux de la carrière de son vieux compagnon
de picole, traumatisé, qui laisse tout tomber pour s’engager dans une
campagne pour la restriction des armes à feu aux USA.
Tremblement
de terre monstre
A l’exception de quelques titres (douloureux) restés inédits, Harry
n’essaiera plus jamais d’être un auteur-compositeur-interprète, se
contentant d’écrire pour le cinéma (le film “Popeye”, bide) ou le
théâtre (la comédie musicale “Zapata”, bide), de reprendre du Yoko Ono
(sur l’album hommage “Every Man Has A Woman”) et d’écumer les
Beatlesfest, conventions Beatles où il acceptera parfois de pousser la
chansonnette. Il créera une compagnie de cinéma et se retrouvera avec
300 $ à la banque, ruiné par sa comptable. Ce coup-ci, les copains AA
serviront à autre chose qu’à avoir mal à la tête le lendemain, Ringo payant
une maison à la famille Nilsson (une femme et cinq enfants, tout de
même). L’arrêt cardiaque fatal surviendra quelques mois plus tard, à
53 ans, au moment même où Harry avait accepté le principe d’une tournée,
pour la toute première fois de sa vie. Un dernier coup de projecteur évité,
par le plus grand escape artistdu rock. La veille de son enterrement, en
janvier 1994, un tremblement de terre monstre ravage Los Angeles.
Par miracle, la route menant au cimetière est intacte. A l’instant de
l’inhumation, une réplique fait trembler le sol encore une fois. Quelqu’un
dira : “Ça, c’est Harry qui vient d’arriver au paradis et qui est furax de découvrir
que le bar est fermé...”Tous les potes éclateront de rire. Comme ils le
faisaient toujours, lorsqu’ils étaient réunis autour de Harry Nilsson. ★
Membre certifié des Hollywood Vampires,
il boit une bouteille de brandy chaque après-midi
avant de rejoindre ses amis au Rainbow
HARRY NILSSON