CREEDENCE CLEARWATER REVIVAL A WOODSTOCK
les trous (venu en simple spectateur, John Sebastian de Lovin’ Spoonful
s’est retrouvé sur scène et, complètement défoncé, a livré une prestation
qu’il essaie encore aujourd’hui d’oublier), le festival a vécu un samedi
d’enfer. Au lever du jour, le site n’était qu’une gigantesque mare de
boue dans laquelle un demi-million de personnes luttait contre la faim
et la soif. Véritable zone sinistrée, Woodstock n’a dû sa survie qu’aux
hélicoptères de l’US Army, venus apporter médicaments et vivres à la
population. Les concerts de la journée ont eu lieu sans trop d’encombres,
Santana parvenant même à passer entre les gouttes, mais, dès le début
de soirée, Canned Heat et Mountain ont lutté contre le renouveau de
la pluie. L’organisation, aux abois, a alors décidé de lancer The Grateful
Dead plus tôt que prévu. Manque de bol, Jerry Garcia et ses joyeuses
têtes de mort avait décidé de se détendre à coups de tablettes de LSD,
pensant ne jouer que très tard. Complètement perdus dans un épais
brouillard lysergique, les musiciens de Grateful Dead sont ainsi montés
sur une scène qui venait de céder en raison du poids de leur matériel
et prenait l’eau. C’est à ce moment que Owsley Stanley, ingénieur du
son du groupe, a décidé de prendre les choses en main en réparant le
circuit électrique. Résultat, dès qu’un musicien tentait de brancher son
instrument, il recevait une décharge électrique. Plusieurs d’entre eux
— est-ce un effet du LSD? — affirment même avoir vu une boule de
feu bleue traverser la scène. Craignant pour sa santé, Jerry Garcia a
alors refusé de jouer tant que le problème ne serait pas réglé. Après une
longue attente, le groupe s’est lancé dans un set laborieux, ponctué de
pauses interminables. Point d’orgue de la performance du Dead : “Turn
On Your Lovelight”, que le groupe a étiré sur 48 minutes d’errance
tandis que, backstage, John Fogerty fulminait et n’en pouvait plus
d’attendre. Bob Weir reconnaîtra plus tard que ce concert a sans
doute été le pire de la carrière du Grateful Dead. Fogerty, dans son
autobiographie (intitulée “Fortunate Son”, parue en 2014 et inédite
en France) garde un souvenir très vif de l’événement, et une rancœur
vivace envers le groupe californien : “Nous sommes arrivés à la charge
comme on le faisait toujours, façon James Brown — bang! On a commencé
avec ‘Born On The Bayou’. Au deuxième morceau, j’ai regardé autour
de moi et je n’ai vu que le néant. La noirceur. L’ombre, mais sans
mouvement. J’ai ensuite regardé de plus près, parce qu’on ne pouvait
voir que les quatre premiers rangs, et c’était comme une scène de
l’Enfer de Dante, des âmes sortant de l’enfer. Tous ces jeunes gens,
entremêlés, à moitié nus et boueux, ils avaient l’air morts. Grateful Dead
avait endormi un demi-million de personnes. Alors, je suis allé au
micro et j’ai dit quelque chose comme : ‘Eh bien, nous passons un
super moment sur scène, j’espère que vous vous amusez-bien ici-
bas.’Aucune réponse. Public mort. On aurait pu entendre une mouche
voler. C’était comme Henny Youngman (violoniste et comique américain)
dans un mauvais soir. Et finalement, un mec à 300 mètres a allumé
son briquet au loin, et je l’ai entendu dire faiblement : ‘Ne t’inquiète pas,
John! On est avec toi !’Alors, j’ai joué le reste du concert pour ce mec.
J’étais en connexion avec quelqu’un, c’est tout ce qui m’importait. On a
véritablement chauffé le public pour Janis. Quand elle est arrivée, tout
le monde était debout et rockait à nouveau.”
Tension et frustration
A Woodstock, Creedence Clearwater Revival a, pour ainsi dire, réveillé
les morts. Le contraste avec le concert de Grateful Dead est saisissant.
La musique du groupe de Jerry Garcia se veut cosmique, aventureuse.
Ce soir-là elle ne sera qu’autocomplaisante et vaine. Quand Creedence
arrive sur scène après deux heure de plâneries, c’est un autre monde qui
s’ouvre. Après un “Born On The Bayou” nerveux, signe de la tension et
de la frustration emmagasinée, le groupe enchaîne sur “Green River”
avant de trouver son rythme de croisière sur des titres insistants tels
que “Bootleg”, “Commotion” et “Bad Moon Rising”. Quand débute “Proud
Mary”, le public manifeste bruyamment son plaisir et le concert remonte
en intensité (avec “I Put A Spell On You” et “The Night Time Is The
Right Time”) jusqu’à ce final enthousiasmant où le groupe lâche les chevaux.
C’est la beauté d’un concert tant fantasmé, enfin publié avec un son idéal.
Un des reproches qu’on a souvent fait à Creedence est d’être un groupe trop
carré. Qui jouait admirablement bien, au point que ses prestations live
s’écartaient peu des versions studio. A une époque où l’improvisation et
l’exploration étaient de mise, CCR ne proposait rien d’autre que ses chansons
finement ciselées, au grand dam de certains hippies. Or, ce que le live à
Woodstock démontre, c’est que Creedence savait aussi faire ça.
L’enchaînement final de “Keep On Choogling” (dix minutes de boogie
insistant et hypnotique) avec ce “Suzie Q” dantesque en rappel qui s’étire
sur onze minutes, dévoile un groupe en totale maîtrise, qui n’hésite pas à
“On a véritablement
chauffé le public
pour Janis. Quand elle
est arrivée, tout le
monde était debout”
John Fogerty
Photo Henry Diltz-DR