Courrier International - 29.08.2019

(Brent) #1

Courrier international — no 1504 du 29 août au 4 septembre 2019 AMÉRIQUES. 31


Juneau
Sitka

Ketchikan

Anchorage

Fairbanks

Projet
minier
Pebble

Vancouver
Seattle

ALASKA
ÉTATSUNIS

ÉTATSUNIS

CANADA

Cercle
polaire
arctique

500 km

Océan
Glacial
Dt de Béring arctique

Océan
Pacifique

Baie
de Bristol

COURRIER INTERNATIONAL

fabricants de guitare en particu-
lier ont besoin d’épicéas vieux d’au
moins 250 ans, car c’est le grand
âge de ces arbres qui garantit un
diamètre suffisant de “bois par-
fait” – ce bois sans nœud ni défaut
qui fait l’élégance des instruments
Yamaha, Steinway ou Martin.

Vague de chaleur. Tout cela
alors que les habitants de l’Alaska
ont rarement été aussi inquiets :
la chaleur a atteint cette année
des niveaux records à Anchorage,
la capitale, dépassant les 32 °C le
4 juillet, soit une hausse colos-
sale de près de 3 °C par rapport
au précédent record. On a vu des
baleines mortes s’échouer sur des
plages du sud de l’Alaska, dont
neuf en l’espace d’un week-end,
possibles victimes du dérègle-
ment climatique.
Dans le même temps, le gouver-
neur de l’État, Mike Dunleavy, un
conservateur forcené et zélé parti-
san de Donald Trump, prenait une
décision lourde de conséquences
en mettant son veto au projet de
budget de l’État pour 2020, provo-
quant des ravages dans les finances
des services de l’État. Ses réduc-
tions budgétaires ont largement
affecté les domaines de la santé,
de l’éducation et de la lutte contre
le réchauffement climatique. Il
a notamment amputé le budget
de l’université de l’Alaska, où se
trouve l’un des principaux insti-
tuts de recherche sur les change-
ments climatiques et qui constitue
un centre d’étude essentiel pour
les scientifiques du monde entier.
Le gouverneur a enterré le pro-
gramme d’allocations aux seniors
et diminué le budget de Medicaid

—The New York Times
(extraits) New York

I


l est des moments où la vie
vous présente des méta-
phores trop saisissantes
pour qu’elles soient ignorées. Il y
a deux semaines, alors que j’étais
dans un avion prêt à décoller de
l’aéroport de Seattle, destination
l’Alaska, mon voisin s’est tourné
vers moi et m’a dit qu’il était bûche-
ron saisonnier. Bâti comme une
armoire, ses bras bronzés arbo-
rant tous les attributs de la jeu-
nesse – un tatouage des Chicago
Cubs et celui d’un bouledogue –, il
m’expliqua que c’était le troisième
été qu’il allait passer à Ketchikan
à abattre des arbres pour l’une des
plus grandes sociétés canadiennes
d’exploitation forestière.
“Essaie d’imaginer ça”, m’a-t-
il dit en écartant les bras. Une
grue immense, avec des câbles
gros comme le genou, transpor-
tant des troncs d’arbre plus hauts
qu’une maison et les faisant tour-
noyer au-dessus de la forêt, quasi-
ment dans les nuages, avant de les
déposer dans un bateau. “Le plus
grand bateau que t’aies jamais vu”,
a-t-il précisé.
Il s’agit essentiellement d’épi-
céas de Sitka provenant de la forêt
de Tongass, qui s’étend sur près
de 69 000 km^2 dans le sud-est de
l’Alaska et abrite la plus grande
forêt vierge tempérée du monde.
Certains de ces arbres – que cet
homme a pour tâche d’abattre


  • sont plus que millénaires et
    constituent la meilleure essence
    pour fabriquer des instruments
    de musique. Surtout utilisés pour
    faire des guitares, ils servent éga-
    lement à façonner des pianos et
    des violons en raison de leurs qua-
    lités de résonance.
    “Cet énorme bateau, a-t-il pou r-
    suivi, on le remplit de troncs d’arbres
    et il descend le Ketchikan Creek
    jusqu’à la mer, puis jusqu’au Japon.”
    Au Japon – ou ailleurs – les troncs
    sont équarris, poncés et polis. Les


ÉTATS-UNIS


Crépuscule


caniculaire en Alaska


Records de chaleur, exploitation forestière
et minière, coupes budgétaires... L’État le plus
septentrional des États-Unis suffoque.

[programme fédéral d’assurance
médicale pour les plus démunis] de
cinquante millions de dollars, ce
qui affectera plus de 184 000 habi-
tants de l’Alaska.
Dans une autre décision parti-
culièrement absurde, Dunleavy
a voulu supprimer l’Alaska State
Council on the Arts, ce qui aurait
fait de l’Alaska le seul État à ne
pas avoir d’agence régionale pour
les arts. Cette agence est le fer de
lance de programmes permettant
d’initier les jeunes aux arts natifs
de l’Alaska – une façon de défendre
et de valoriser les réussites artis-
tiques et culturelles des peuples
natifs pour qui ces programmes
sont souvent le seul moyen de se
reconnecter avec leur riche héri-
tage. Des programmes précieux
pour de nombreux jeunes d’Alaska,
vivant dans l’un des États enregis-
trant parmi les plus hauts taux de
toxicomanie, d’alcoolisme et de
violences domestiques.
Résultat de ces politiques agres-
sives, Dunleavy est aujourd’hui
menacé de révocation. Pour sou-
mettre au vote un appel à la révo-
cation, une pétition doit recueillir
la signature d’au moins 10 % des

électeurs ayant participé aux der-
nières législatives, soit environ
28 500 personnes. Ces signatures
ont été réunies en deux semaines.
Dans l’avion, mon voisin était
rayonnant à l’idée de passer ce
qu’il imaginait comme un été
exotique et plein d’aventures
dans les étendues sauvages. Moi
aussi, je me préparais à passer
l’été en Alaska, non pour abattre
d’immenses arbres, mais pour
enseigner dans un cours d’été
d’éducation aux arts. En 2018, le

Sitka Fine Arts Camp a accueilli
1006 étudiants issus de 37 com-
munautés d’Alaska et de 29 États.
Durant deux semaines, mes étu-
diants allaient pouvoir s’initier
au ballet, à l’acrobatie, au mime,
à la poterie, à l’écriture, à la pho-
tographie, au raku et au violon-
celle. Le soir, ils dégusteraient
des baies sauvages cueillies le
long du chemin, et se promène-
raient dans des endroits de la
forêt que l’homme assis à mes
côtés s’apprêtait à dépeupler.
Ironiquement, ils joueraient
aussi de certains instruments
dont la fabrication dépend du
travail de mon voisin de siège.
Il allait abattre les arbres d’une
des plus vieilles
forêts d’Alaska
pour fabriquer
les meilleurs

instruments de musique au
monde. Quelques heures plus
tard, à mon arrivée à Sitka, un
ami de la communauté tlingit m’a
raconté que la pêche cette année
avait été catastrophique, comme
celle de l’année précédente. “ L’e a u
est trop chaude. Les saumons sont
stressés et cela perturbe leur migra-
t ion”, m’a-t-il expliqué.

Projet minier. Puis il m’a conté
l’histoire d’un autre ami tlingit
qui, en raison du manque de pois-
sons, a dû se résoudre à abattre
ses chiens plutôt que de les voir
mourir de faim. Les anciens, a-t-il
ajouté, disent aux plus jeunes qu’ils
n’ont plus rien à leur enseigner :
le monde – et les moyens de sub-
sistance – a trop changé.
Une semaine plus tard, les
médias annonçaient la décision
surprise de l’Agence fédérale pour
l’environnement (EPA) en faveur
du projet minier Pebble, dans la
baie de Bristol. Ce projet de mine
pourrait aboutir à la disparition
complète de l’habitat des poissons
de la baie, alertent les scientifiques.
La décision de relancer ce projet a
été largement influencée par un
entretien privé entre Dunleavy
et Trump lors d’une escale d’Air
Force One en Alaska, alors que
Trump se rendait au Japon pour
le sommet du G20 [en juin 2019].
L’homme assis à côté de moi a
fait glisser son pouce sur la surface
polie de son smartphone pour me
montrer ses photos : les trésors de
l’Alaska, l’exploitation, l’industrie.
—Amy Butcher*
Publié le 20 août

* Auteure,
essayiste et
professeure
à l’université
Wesleyan,
en Ohio.

↓ Dessin de Cost
paru dans Le Soir, Bruxelles.

L’eau est trop
chaude. Les saumons
sont stressés
et cela perturbe
leur migration.
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