Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1
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I


l y a bien des situations où nous
nous passerions volontiers de nos
émotions. Notre crush du moment lance
un regard dans notre direction, et voilà nos
joues qui s’enflamment. Un examinateur tique
sur l’alinéa 2 de la quatrième sous-partie du cha-
pitre 5 de notre thèse, et nos aisselles virent aux
chutes du Niagara. Sans parler de cette partie
de poker que nous venons de relancer fière-
ment en misant l’intégralité de notre PEL. Las!
un tressaillement involontaire de notre pau-
pière gauche trahit notre tentative de bluff. Une
solution serait d’investir dans un déodorant
détranspirant et un coach en poker face : oné-
reux et pas forcément efficace. Une autre
serait de comprendre que les émotions et leurs
expressions font partie des avantages sélectifs
qui font que l’espèce Homo sapiens occupe
encore, avec d’autres, la surface de la Terre.
Dans L’Expression des émotions chez l’homme
et les animaux (1872), le naturaliste britan-
nique Charles Darwin confirme les thèses
explosives qu’il avait explorées dans L’Origine
des espèces (1859) et La Filiation de l’homme
(1871) : l’humain ne représente qu’une branche
de l’arbre du vivant et est soumis comme
toutes les autres espèces au processus de la
sélection naturelle. L’observation de mimiques
et de réactions semblables chez l’homme et les
animaux, en cas de peur ou d’étonnement, per-
met à Darwin de confirmer l’hypothèse d’un
ancêtre commun à qui ces émotions ances-
trales et leurs expressions auraient accordé un
avantage sélectif et auraient permis la survie. Le
dégoût qui nous fait par exemple recracher
une nourriture qui semble intolérable à notre
palais est un moyen d’éviter d’ingérer quelque
chose de potentiellement toxique ou nocif.
Darwin remarque que nos expressions les
plus communes ne sont pas le résultat d’un


apprentissage mais nous viennent de façon
innée, comme froncer les sourcils en cas d’in-
quiétude ou émettre un son en cas de surprise.
C’est en observant son fils que Darwin en a la
certitude : « Il était âgé de six mois et quelques jours,
lorsque sa nourrice fit semblant de pleurer, et je
remarquai que son visage prit immédiatement une
expression mélancolique et que les coins de sa bouche
se déprimèrent fortement. [...] Il me semble donc
que c’est en vertu d’un sentiment inné qu’il comprit
que les larmes feintes de sa nourrice exprimaient le
chagrin, ce qui, par une sympathie instinctive, lui
causait du chagrin à lui-même. »
L’universalité de ces comportements con-
firme enfin qu’il n’y a pas de races humaines
mais une seule espèce qui exprime ses émo-
tions par des gestes et des réactions partout
semblables avec d’infimes variations : hausse-
ment d’épaule pour l’impuissance, gratte-
ment de tête pour l’embarras, regard vers le
ciel ou dans un coin pour chercher ses mots,
hérissement des poils suite à une frayeur. Bien
qu’il continue d’évoquer par convention les
« diverses races humaines », c’est la conclusion
logique de ses travaux.
Les humains ont développé un moyen de
communication sophistiqué : le langage parlé.
La compréhension mutuelle entre plusieurs
interlocuteurs suppose néanmoins la lecture
du visage de l’autre qui trahit souvent ses émo-
tions : « La faculté d’échanger ses idées au moyen
du langage, entre membres d’une même tribu, a
joué un rôle capital dans le développement de l’hu-
manité ; mais les mouvements expressifs du visage
et du corps viennent singulièrement en aide au lan-
gage. Nous nous apercevons bien vite de ce fait,
lorsque nous nous entretenons d’un sujet important
avec une personne dont le visage est caché  »,
remarque Darwin. De quoi faire des timides et
des émotifs les super-héros de l’évolution!

Introduction

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