Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 33


©^ Mat Jacob/Tendance Floue

LE BRAS DANS L’ENGRENAGE
Selon Pablo Servigne, « on est en train
de massacrer le modèle agricole familial, et c’est
voulu. L’humain est considéré comme un facteur
en trop. On ne veut pas de paysans, on veut des
techniciens agricoles, encadrés par les banques,
qui appliquent des recettes prescrites par des
ingénieurs employés par la machine économique
et l’agro-industrie. » Nathalie Delahaye et son
père, comme beaucoup d’agriculteurs, ont
longtemps accepté que, au nom de leur sur-
vie, la « machine économique » vienne sur
leurs terres et décide de ce qu’elle devait
leur vendre pour produire ce qu’elle allait
ensuite leur acheter... en fixant elle-même les
prix. Car, comme l’ont rappelé tous les agri-
culteurs interviewés, « nous sommes la seule
profession dans laquelle c’est l’acheteur qui fixe
le prix de vente ». Pour Pablo Servigne, « cette

femme s’est lancée dans un processus qui res-
semble à celui de se débrancher d’une grosse
machine. J’y vois une forme de désobéissance
civile, qui passe par une cassure ».
En rompant avec ce système, Nathalie
Delahaye est redevenue « maîtresse » de son
exploitation. Depuis, elle fait son contrôle lai-
tier elle-même. « Moi, aujourd’hui, au lieu d’aller
chez Lactalis sans que je ne sache où mon lait finit,
il sert à faire des yaourts pour les cantines d’Île-de-
France. » Pas encore tout à fait remise de ces
années noires et toujours contrainte d’habiter
chez ses parents, l’éleveuse du Vexin dit avoir
retrouvé « l’envie de [se] lever le matin ».
Sans être passés en bio, Claude et Chris-
tine Marchais, à la tête d’une exploitation de
150 vaches laitières dans la Sarthe, ont tra-
versé le même genre de crise : « Dès qu’on s’est
installés, on a emprunté énormément, se rappelle

Christine. On ne pouvait plus faire marche
arrière. » Son mari Claude ajoute : « Vous mettez
le doigt dans l’engrenage, et le système vous avale
tout le bras, puis le corps. Quand j’étais à l’école,
dans les années 1970, on ne nous parlait que du
productivisme. Pareil pour les banques et tout le
milieu agricole. On a adopté ce système car on n’en
connaissait pas d’autre. On ne se rendait pas
compte qu’en étant aussi intensifs, en donnant du
maïs et des granulés à gogo aux vaches, on allait
dans le mur. On avait des œillères. » Cette course
au toujours plus prend la forme de la mise aux
normes de leur complexe laitier, pour un mon-
tant de 900 000 euros, afin de répondre aux
exigences de production qu’ils se fixent. La
facture de trop. « Début 2009, on a alerté les
banques. Elles nous ont fermé leurs portes. Et le
centre de gestion ne nous a pas proposé de solution
viable. » Claude et Christine Marchais ont alors
contacté l’association Solidarité Paysans, un
réseau d’entraide animé par des agriculteurs,
retraités ou en activité. « Ils devaient venir pour
la matinée, ils sont restés la journée. C’était la pre-
mière fois qu’on nous écoutait, en cherchant à
comprendre, sans juger. Je ne vais pas vous mentir :
on a vidé notre sac et on a pleuré. »
Quelques jours après, Claude accepte une
procédure de sauvegarde et se rend, à recu-
lons, à la première session de formation de
Solidarité Paysans : « L’animateur a écrit au
tableau nos chiffres de production et fait une
simulation avec une production moindre et un
passage des vaches à l’herbe, donc des coûts ali-
mentaires moindres. Les revenus étaient trois fois
supérieurs par litre de lait. J’ai pris une claque!
Le lendemain, j’ai dit à ma femme et à mon
gendre : “Ce serait peut-être bien de mettre
les vaches à l’herbe.” Au printemps suivant,
c’était fait. Aujourd’hui, l’exploitation se porte
bien, les vaches mieux et nous aussi. »

SENS DE L’HISTOIRE
OU AIR DU TEMPS?
Pour Jean-François Bouchevreau,
vice- président de Solidarité Paysans, qui
accompagne environ mille familles par an, « on
juge les agriculteurs sur leur échec dans un sys-
tème, mais sans remettre en cause le système lui-
même ». Cet agriculteur retraité a lui-même
connu une crise en 1985, celle du mouton,
consécutive aux tensions avec la Nouvelle-Zé-
lande après l’affaire du Rainbow Warrior. Il s’en
était sorti en changeant de modèle pour rendre
son exploitation moins intensive. « On était
clairement marginaux », lance-t-il. Depuis, le
sens de l’histoire semble lui donner raison.
Mais si, après la Seconde Guerre mondiale,
le sens de l’Histoire était d’industrialiser l’agri-
culture et si l’on estime aujourd’hui que c’est
de faire l’inverse, cela signifie-t-il qu’à l’époque,
on s’est trompé? Que l’on a cru aveuglément à

« On est en train de massacrer


le modèle agricole familial,


et c’est voulu. L’humain est de trop »
PABLO SERVIGNE, INGÉNIEUR AGRONOME

Céréalier installé près de Montargis (Loiret), Stéphane Prochasson a un discours plus modéré
sur les dérives de l’agriculture intensive qu’il pratique en essayant d’en réduire les excès.

© Marie Genel/Pink photographies

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