Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

34 Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019


T

angente

ENQUÊTE

la notion de progrès? Et que l’on a envoyé les
agriculteurs dans une mauvaise direction? Ou
est-ce simplement l’air du temps qui n’est plus
le même? Unanimes, les agriculteurs rencon-
trés se souviennent de cet esprit du temps qui
a dicté les pratiques durant les Trente Glo-
rieuses : « À l’époque, il fallait nourrir la France,
lance l’éleveuse Nathalie Delahaye. On a dit à
nos grands-parents de se retrousser les manches, ils
l’ont fait. » De son côté, l’ancien ministre de
l’Agriculture Edgard Pisani écrivait en 2004 :
« J’ai été quant à moi productiviste... hier. Ce qui se
passe, aujourd’hui, m’inspire plus d’inquiétude que
d’espoir. À vouloir forcer la terre, nous prenons le
risque de la voir se dérober », poursuivait-il dans
un mea culpa rare en politique. L’ancien ministre
évoquait les conséquences écologiques de l’in-
dustrialisation de l’agriculture mais pas la
condition paysanne elle-même.
Céréalier installé à Pannes, près de Mon-
targis (Loiret), Stéphane Prochasson est l’un
des moins critiques envers l’agriculture inten-
sive parmi les agriculteurs que nous avons ren-
contrés. Technico-commercial spécialisé dans
la vente de produits phytosanitaires dans les
années 1990 devenu agriculteur, il évoque« un

agriculteur qui voulait monter un poulailler pour
élever des volailles en batterie. Les industriels qui
lui fournissaient les poussins et les aliments pour
ensuite lui acheter ses volailles, lui ont dit qu’il fal-
lait qu’il crée deux poulaillers. Sinon, ils devraient
venir avec un camion à moitié plein pour lui livrer
les aliments, et ça les embêtait. Il l’a donc fait, en
s’endettant deux fois plus. » Hormis ces aberra-
tions, les choses ont, selon Stéphane Prochas-
son, commencé à changer dans l’agriculture
conventionnelle : « On n’a jamais aussi bien tra-
vaillé. J’utilise moitié moins de produits phytosa-
nitaires que mon père, avec une surface supérieure
de 30 %. Je fais de la lutte biologique, avec des
insectes, ce qui permet de diminuer aussi les pesti-
cides. Et ce n’est pas du tout reconnu. Si demain il
y a un scandale alimentaire sur le glyphosate, ce ne
sera pas aux agriculteurs de porter le chapeau mais
aux gens qui l’ont autorisé au départ. Quand il y a
un problème avec un médicament, est-ce qu’on s’en
prend au pharmacien ? » Pour le céréalier, l’agri-
culture intensive, si elle gomme ses excès, reste
dans la voie du Progrès – avec un P majuscule.
Toutefois, il admet qu’avec la poursuite de la
concentration des terres, « des exploitations de
la taille de la mienne, dans quinze-vingt ans, c’est

3 PHILOSOPHIES DE LA NATURE À LA FERME


C


oncept flou et non réglementé,
elle prétend introduire une dose
de bio dans l’agriculture intensive
en cherchant notamment à limiter
les pesticides ou à les utiliser
avec précaution, sans remettre
en cause le système de production.

L’AGRICULTURE RAISONNÉE


L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE


LA PERMACULTURE


QU’EST-CE QUE C’EST? LES PRINCIPES UN PHILOSOPHE UNE CITATION

L’agriculteur gère
son exploitation
de façon rationnelle
en restant dans une
logique d’optimisation
économique.

Dans le Discours de la méthode,
Descartes souhaite voir l’homme
se « rendre comme maître, et
possesseur de la nature » et pourrait
donc être le philosophe de
l’agriculture intensive. Celui
de l’agriculture raisonnée
serait Max Weber, qui défend
l’art du compromis.

« Pour atteindre des fins ‘‘bonnes’’,
nous sommes [...] obligés de
compter avec, d’une part des
moyens moralement malhonnêtes
ou pour le moins dangereux,
et d’autre part la possibilité ou
encore l’éventualité de
conséquences fâcheuses »
MAX WEBER, LE SAVANT ET LE POLITIQUE

U


n label reconnu, avec des
contrôles et des sanctions,
qui, selon le ministère de
l’Agriculture, « trouve son originalité
dans le recours à des pratiques
culturales et d’élevage soucieuses
du respect des équilibres naturels ».

On ne cherche plus
à rationaliser
au maximum, on impose
à l’homme de s’approcher
de l’état de nature.

Jean-Jacques Rousseau,
pour qui les hommes se doivent
de faire respecter un système
politique conforme à l’état
de nature, fondamentalement
bonne pour eux.

« Laissez longtemps agir
la nature, avant de vous mêler
d’agir à sa place,
de peur de contrarier
ses opérations. »
JEAN-JACQUES ROUSSEAU,
ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION

U


ne vision symbiotique dans
laquelle l’agriculteur se positionne,
selon Pablo Servigne, en tant que
« chef d’orchestre de son champ ».
Pour Bill Mollison, son cofondateur,
la permaculture vise à « construire
des habitats humains durables en
imitant le fonctionnement de la nature ».

Il ne s’agit pas
de revenir à l’état
d’une nature parfaite
mais de l’aménager
dans le respect
des principes du vivant,
en trouvant les bonnes
interactions entre
les éléments naturels.

Pour Aristote, la physique
est l’étude du mouvement. Dans
la nature, chaque être a une place
propre lui permettant d’évoluer
selon son essence. Le mouvement
peut être naturel, s’il se conforme à
cette essence, ou violent, s’il provient
d’une contrainte. Il s’agit donc
d’imiter la nature en respectant
l’essence des éléments du vivant.

« La nature
ne fait rien sans objet. »
ARISTOTE,
ÉTHIQUE À NICOMAQUE

fini ». Et qu’il enseigne en plus dans un centre
de formation des apprentis (CFA) agricole
pour compléter ses revenus.
« Je comprends ce discours, nuance Pablo
Servigne, mais je n’y adhère pas. J’ai eu une for-
mation d’ingénieur agronome, je connais la fabri-
cation des pesticides. Si l’on en met moins qu’avant,
c’est qu’ils sont dix fois plus puissants. Voyons les
choses en face : il n’y a plus rien dans les champs!
Ce type de discours, qui correspond à ce que l’on
appelle l’agriculture raisonnée, n’a aucun sens.
C’est du greenwashing, et cela nous précipite
dans l’abîme. En revanche, j’approuve la compa-
raison avec le pharmacien : pourquoi est-ce aux
agriculteurs que l’on s’en prend ? »

« MES PARENTS
ONT TOUJOURS FAIT COMME ÇA »
Ces parcours d’agriculteurs sou-
lignent qu’il est difficile de réaliser au
présent, au niveau individuel, la direction
que prend le cours de l’histoire, forcément
collectif. « Surtout dans le milieu agricole, très
fermé et dans lequel le poids familial est lourd, rap-
pelle Jean-François Bouchevreau. Plein de
jeunes s’installent sans avoir vu autre chose que

© Mat Jacob/Tendance Floue
Free download pdf