Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 39


pas conscience de leur existence, le Dasein
peut se rapporter à lui-même et se projeter
dans l’avenir, ce qui le confronte inévitable-
ment à l’angoisse de sa propre mort. Ce mode
d’être n’a donc rien d’une plénitude, bien au
contraire, il s’agit d’une posture existentielle
exigeante et inconfortable.
Dans son chalet, Heidegger se sent proche
de la terre, des éléments, mais aussi du
néant et de la perspective de la mort. Au
moment où l’orage gronde, l’endroit p e u t
même être assez terrifiant. Je me souviens
avoir rencontré Hans-Georg Gadamer,
qui était lui-même un élève de Heidegger,
lorsque j’étais étudiant. Il m’a raconté
qu’une fois, alors qu’il était allé rendre visite
à son maître dans son chalet, un orage a
éclaté alors qu’ils étaient en train de discu-
ter. Il a alors vu dans les yeux de Heidegger
à quel point la peur le possédait. Ce dernier
choisit cet endroit non pas parce qu’il est
confortable et accueillant, mais au contraire
parce qu’il lui est hostile, qu’il lui résiste. La
peur a une importance existentielle pour lui.
Toute sa philosophie de l’Être en découle.
Pour Heidegger, le Dasein est à sa propre
image – du moins lorsqu’il est à sa table de
travail : solitaire, isolé. Quelques rencontres
amoureuses d’importance, dont celle avec
Hannah Arendt, viennent ébranler cette
vision sans toutefois complètement la mo-
difier. Heidegger a besoin de l’éros, de la sti-
mulation érotique pour penser : à chaque fois

qu’il attaque un nouveau chantier intellec-
tuel, cela correspond à une nouvelle aven-
ture amoureuse. C’est un Grec de cœur :
l’amour du savoir et celui du corps de l’autre
vont pour lui de pair. Heidegger a toutefois
des difficultés à se laisser gagner par l’ex-
périence de l’amour, parce que cela met en
danger l’idée qu’il se fait de lui-même. À vrai
dire, il ne se considère pas comme une per-
sonne, ni même vraiment comme un être
humain. Comme penseur et philosophe, il se
voit plutôt comme un événement dans l’his-
toire de l’Être. Quand Hannah Arendt, la
grande rencontre de sa vie, écrit qu’il n’est
pas une mauvaise personne, qu’il n’est tout
simplement “rien”, elle veut dire que nous
ne pouvons pas préjuger de lui comme
d’une personne normale parce que ce n’est
pas ainsi qu’il se considère. Il pourrait se
comparer au Bouddha ou à Jésus! C’est son
destin, croit-il, de remplir un rôle de révé-
lateur. Du point de vue de ses proches, il ne
s’agit toutefois que de lui, toute sa vie est orga-
nisée autour de cette mission philosophique.
Évidemment, cela semble narcissique, voire
pathologique. Mais je crois qu’il faut accep-
ter l’idée que, dans son cas comme celui de
Wittgenstein, de Cassirer et de Benjamin, on
a affaire à des personnalités hors norme. »

WALTER BENJAMIN
DANS LES PASSAGES PARISIENS
« Benjamin, c’est un peu l’étudiant
en philosophie sûr de lui-même mais un
rien dilettante que vous pouvez encore
croiser dans les rues de Berlin ou Paris.
À 18 ans, il conserve déjà ses lettres tant il
est persuadé qu’elles auront de la valeur plus
tard : c’est dire s’il a une haute opinion de
lui-même! Toute sa vie, il court après un
poste universitaire qu’il n’obtiendra jamais,
il ne cesse de quémander de l’argent à son
père et de différer la remise de ses manu-
scrits à des éditeurs qui finiront, pour cer-
tains, par perdre patience. Ses déboires
matériels font qu’il lui est difficile de se
fixer et qu’il ne cesse de déménager, bien
qu’il ait lui aussi une famille à entretenir.
C’est peut-être à Paris, où il séjourne à de
multiples reprises à la fin des années 1920,
que l’on peut ancrer la pensée de Benjamin.
Certes, il se plaint de ne pouvoir s’offrir rien
d’autre que de “minables petites [chambres
d’hôtel] mal tenues” dont l’équipement – un
lit en fer et une petite table – est plus que
spartiate. Paris est alors “une fête” comme
l’écrit Hemingway, mais les moyens finan-
ciers de Benjamin ne lui permettent pas tout
à fait d’en profiter. Il lui arrive d’être happé
par la frénésie qui anime alors les cercles lit-
téraires et intellectuels où évoluent, entre

des montagnes – et à prendre un ton de voix
bas où les “r” roulent et grondent dans sa
gorge comme un éboulement sourd. Mais
c’est aussi ce qui le mène quelques années
plus tard à prendre sa carte au parti nazi et
à tendre une oreille favorable aux discours
d’enracinement du peuple allemand dans un
Lebensraum, un “espace vital”. L’antisémi-
tisme de Hitler ne le choque pas non plus :
on sait qu’il méprise Ernst Cassirer en raison
de sa philosophie mais aussi de son judaïsme,
et qu’il s’éloigne de son ami Karl Jaspers
après son mariage avec une juive.
À Todtnauberg, Heidegger connaît à plu-
sieurs reprises des fièvres d’écriture. À sa
“chère petite âme” Elfriede, il écrit en sep-
tembre 1922 : “[J]e dois dire, quand je regarde
les manuscrits du chalet que j’ai pris avec moi,
qu’ils sont tout sauf mauvais.” Il travaille alors
à des Interprétations phénoménologiques
d’Aristote. Tableau de la situation hermé-
neutique. Sans grand rapport avec Aristote,
malgré les apparences, le manuscrit est une
nouvelle tentative de cerner les contours de
l’entreprise philosophique. “L’objet de la re-
cherche philosophique est l’être-là [Dasein] hu-
main pour autant qu’il est interrogé en direction
de son caractère d’être”, avance-t-il. Pour la
première fois apparaît le concept central de
Dasein : il désigne un mode d’être, celui ex-
clusif de l’être humain, qui implique d’être
sans cesse interpellé par le monde et de lui
chercher un sens. Face aux choses qui n’ont

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