Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

Philosophie magazine n° 132SEPTEMBRE 2019 41


« Cassirer donne des moyens efficaces


et puissants de penser la pluralité


dans un monde qui n’a pas de sens »


Ernst Cassirer
(1874-1945)

Œuvre clé : Philosophie des formes symboliques (1923-1929)
Il explore en trois tomes la multiplicité des formes symboliques créées
par l’être humain. L’idée est de chercher le principe unificateur de toutes
les formes de langages, scientifiques et philosophiques.
Postérité : le structuralisme, qui étudie les structures à l’œuvre
dans la culture humaine.

bon voisinage, par affinités. Warburg se
disait : “Tiens, ce traité d’astrologie du
XIVe siècle me rappelle Einstein, alors pour-
quoi ne pas les ranger l’un à côté de l’autre ?”
Il imagine quatre sections : Orientation,
Image, Mot et Action. La première accueille
les ouvrages sur la superstition, la religion et
la magie, la deuxième ceux sur les arts, la
troisième des œuvres littéraires et poétiques,
et la dernière des études sur la fête, la danse
et l’érotisme. Warburg recrée ainsi l’histoire
de l’esprit humain en classant ensemble des
livres qui n’ont pas à première vue de rapport
les uns avec les autres, ce qui permet aux
visiteurs de prendre conscience de con-
nexions qu’ils n’auraient pas faites d’eux-
mêmes. Cassirer tente le même genre de

passerelles entre les symboles, ce qui lui per-
met de cartographier en quelque sorte la
culture humaine. Il est presque effrayé, alors
qu’il pénètre pour la première fois dans la bi-
bliothèque en février 1920 : “Il ne faut plus que
je revienne ici, autrement je me perdrai définiti-
vement dans ce labyrinthe”, souffle-t-il au
conservateur de la collection.
En réponse à la question classique “Qu’est-
ce que l’homme ?”, Cassirer répond qu’il est
un animal symbolique, qui invente et utilise
des symboles. Contrairement aux autres
animaux, nous venons au monde sans rien
connaître, sans repères. Notre seul moyen de
trouver une place dans l’existence est de nous
servir de systèmes de symboles. Le plus im-
portant de ces systèmes est le langage, les
langues – le français, l’allemand, etc. Cassi-
rer avait cette idée que parler une langue,
bien plus qu’une façon de nommer les choses,
est une vision du monde, une manière de le
décrire, soit une Weltanschauung. Par exemple,
le passé simple n’existe pas en allemand, ce
qui signifie que Français et Allemand ont
une conception différente du temps. En Fin-
lande, on ne descend pas une rue, mais la rue
vient à vous, de quoi forger une idée complè-
tement différente de l’espace. Chaque langue
décrit un aspect de la réalité. Cassirer a re-
pris cette idée et l’a étendue à l’ensemble de
la culture : il y a le français, l’allemand, le
chinois, mais aussi les mathématiques, la
physique, la biologie, la religion, les mythes,
l’art. Tous sont des formes symboliques, et
chacun dit quelque chose du monde que nous
habitons, mais aucun de ces systèmes de sym-
boles ne peut résumer, réduire le monde. Si
l’on se pose la question de ce qui est réel, de
ce qui est là sous nos yeux, il faut se tourner
vers les physiciens. Mais si je vous parle de
l’expérience religieuse de la grâce, le même
physicien risque de répondre : “Dans mon
vocabulaire, il n’y a pas de place pour la grâce,
cela n’a pas de sens de tenter de la décrire.”
C’est une situation qui intéresse Cassirer : le
physicien peut en déduire que c’est parce que
son langage est le langage que la grâce n’existe
pas, ou il peut reconnaître – et c’est l’option
de Cassirer – que son langage incarne un cer-
tain point de vue, avec des limites, ce qui si-
gnifie que si son langage ne permet pas de
décrire ce qu’est la grâce, cela n’implique pas
forcément qu’elle n’existe pas.
La philosophie des formes symboliques
de Cassirer prend en compte et pense la plu-
ralité. Il ne s’agit pas seulement d’un enjeu
philosophique mais aussi politique : la démo-
cratie n’est rien d’autre que la gestion insti-
tutionnelle de cette pluralité, que la façon de
créer et de faire cohabiter toutes ces des-
criptions du monde. Ce n’est pas un hasard

son œuvre avance sans heurt. On lui connaît
un seul émoi, qui a failli de son propre aveu le
rendre fou : sa découverte de la bibliothèque
d’Aby Warburg!
Abraham “Aby” Moritz Warburg était le
fils d’une famille de banquiers juifs prospères
de Hambourg, que l’enrichissement person-
nel n’intéressait pas beaucoup. Il préfère lais-
ser tout le profit lié aux affaires à ses frères,
en échange du financement de sa passion, les
livres rares. C’est ainsi qu’il collecte tout au
long de sa vie pas moins de 60 000 ouvrages,
de quoi faire de Hambourg un centre de re-
cherche de premier plan en sciences sociales.
L’originalité de la bibliothèque tient au clas-
sement des ouvrages, non pas chronologique
ou alphabétique, mais selon un système de
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