Philosophie Magazine - 09.2019

(Nora) #1

« L’expression, ou le langage


des émotions, [...] a certainement


son importance pour le bien


de l’humanité »
CHARLES DARWIN

Emboîtant le pas à Darwin, William
James a fait de l’émotion un élément capital
de notre vie pratique ainsi qu’un thème
digne d’intérêt pour la philosophie. Dans un
article séminal, « Qu’est-ce qu’une émo-
tion ? » (1884), le philosophe et psychologue
américain soutient une thèse originale, qui
continue d’ailleurs à faire couler beaucoup
d’encre. « Le sens commun prétend que, si nous
sommes ruinés, nous sommes tristes et nous
pleurons ; si nous rencontrons un ours, nous
sommes effrayés et nous courons ; si nous sommes
insultés par un rival, nous nous mettons en co-
lère et nous combattons. L’hypothèse qui sera
défendue ici est que l’ordre de cette séquence est
incorrect. » Pour James, il est faux de dire
que je vois un ours, que cette vision dé-
clenche en moi une émotion – la peur – et
que celle-ci me fait courir, puis que je suis
essoufflé et que mon cœur bat plus vite.
En fait, l’ordre pertinent serait plutôt : je
vois un ours, je me mets à courir, je m’es-
souffle, je transpire, mon cœur bat la
chamade, et je dis finalement, une fois en
sûreté : « J’ai eu peur. » « La formulation la
plus rationnelle, écrit James, est que nous
sommes tristes parce que nous pleurons, en co-
lère parce que nous combattons, apeurés parce
que nous tremblons. » Les émotions ne se-
raient donc pas des causes mais des consé-
quences d’une action et d’une perturbation
physiologique. « Sans l’état de perturbation
corporel qui suit la perception, l’effet serait pure-
ment cognitif dans sa forme, pâle, sans couleur,
dépourvu de toute chaleur émotionnelle. »


des boucles de rétroaction : ainsi, il y a en
général un point de départ dans une expé-
rience sensorielle, qui joue le rôle d’activa-
teur ( je vois un homme frapper sa femme
dans la rue), qui remonte vers la conscience
( je suis indigné) et redescend vers l’action
(mes muscles se raidissent, mon pouls aug-
mente, je prends la parole ou m’interpose).
Tout compte fait, ce que nous appelons
émotion est peut-être moins le résultat de
ce processus, comme le soutenait James, que
le processus complet, intégrant des compo-
santes sensorielles, cognitives mais aussi
physiologiques interagissant entre elles.
Dans un article de recherche qui a
fait date, « Universels et différences cultu-
relles dans l’expression faciale des émo-
tions » (1972), le psychologue américain Paul
Ekman a proposé une classification identi-
fiant six émotions de base : la peur, la colère,
le dégoût, la tristesse, la joie, la surprise.
L’originalité de ce travail est de s’appuyer sur
des comparaisons entre cinq cultures dotées
d’une écriture – États-Unis, Brésil, Chili,
Argentine, Japon – et deux cultures sans
écriture de Nouvelle-Guinée. Ses tests ont
permis de montrer, avec une remarquable
stabilité des résultats d’un échantillon de
population à l’autre, que, non seulement les
six émotions de base étaient présentes dans
toutes ces cultures, mais qu’elles activaient
les mêmes muscles du visage. Contrairement
aux idées reçues, les Américains recon-
naissent aussi bien les expressions faciales
des émotions des Japonais que celles des

autres Américains ; de même, les Japonais
reconnaissent aussi bien les expressions fa-
ciales des émotions des Américains que
celles de leurs compatriotes. Les popula-
tions de Nouvelle-Guinée, qui ne subissaient
pas l’influence des médias, identifiaient cor-
rectement les émotions sur les visages dans
les films ou les photographies qu’on leur
montrait. Certes, il y a, reconnaît Ekman,
des règles sociales qui conduisent à intensi-
fier ou à masquer les réactions muscu-
laires, liées à telle ou telle émotion, dans
certaines cultures – le fameux « masque d’im-
passibilité » asiatique viendrait d’une valori-
sation cul turelle de la neutralité du visage,
là où les Américains surjouent l’enthou-
siasme. Cependant, ce vernis culturel ne
vient pas à bout du rougissement, du rire,
des pleurs, des froncements de sourcils, et il
ne ressort que marginalement dans les tests!
Une autre classification intéressante a
été proposée par le psychologue américain
James Russell, dans un article de 1980, « Un
modèle circomplexe des affects ». Sa
méthodologie est simple : il a demandé
à plusieurs centaines de personnes (tous
des non-psychologues) de placer des mots
désignant des émotions sur un cercle, avec
deux axes, indiquant leur caractère actif ou
passif, et plaisant ou déplaisant. En syn-
thétisant les réponses, par ailleurs très
convergentes, il est parvenu à une repré-
sentation de la structure de nos émotions
qui rappelle beaucoup le cercle chromatique
(voir figure p. 50). Au cours d’une journée
standard, nous sommes amenés à éprouver
à peu près toutes les émotions de ce cercle,
à des degrés divers. Celui-ci a donc vocation
à nous servir de boussole!

ÉCOUTER,
CULTIVER, PARTAGER
Les émotions ont été rien moins que
négligées dans l’histoire de la pensée jusqu’à
une période assez récente. Ceci explique
qu’aujourd’hui encore, leur nature est peu
comprise. Mais une fois qu’on a bien identi-
fié ce qu’elles sont, se pose la question de
savoir qu’en faire. Trois voies s’ouvrent à
nous, suivant la signification principale que
nous donnons aux émotions : si nous consi-
dérons qu’elles sont des informations sur
l’état du monde, il convient de les écouter ;
si nous pensons qu’elles sont des expériences,
qu’elles donnent toute sa saveur à l’exis-
tence, il est préférable de les cultiver et de
les entretenir en nous ; enfin, si nous nous
intéressons à la communication des émotions,
au fait qu’elles puissent devenir collectives
et que c’est même leur vocation que de sou-
der et animer les divers groupes humains,
nous chercherons à les partager. 

bon comportement. Vous voyez de la peur
sur mon visage? Vous comprenez qu’il y a
un danger. Vous avez pris un fruit sur la
table alors qu’il ne fallait pas se servir? Un
froncement de sourcils, un pli nerveux de
la bouche de votre hôte vous rappelle à
l’ordre. L’expression faciale de nos émo-
tions, souligne Darwin, est également ce
qui permet la communication entre la
mère et son enfant, bien avant que ce der-
nier ne comprenne le langage oral : « Elle
sourit pour approuver, et par là engager son
enfant sur le bon chemin, et fronce les sourcils
pour désapprouver. »


PASSER PAR
TOUTES LES COULEURS
Comme la théorie évolutionniste et
les neurosciences ont beaucoup avancé
depuis les premières intuitions de Dar-
win et James, la thèse de ce dernier semble
aujourd’hui un peu caricaturale ou trop uni-
latérale. En fait, les neurosciences (lire
l’entretien avec António Damásio, pp. 56-59)
proposent désormais plusieurs modèles
d’ex plication des émotions. Sans entrer
dans le détail de leurs différences, on retien-
dra que ces modèles s’accordent pour faire
de l’émotion un processus dynamique, qui a

Philosophie magazine n°132SEPTEMBRE 2019 51

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