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SAMEDI 31 AOÛT 2019 économie & entreprise| 15
La bonne occasion
du livre de seconde main
Momox, Amazon, RecycLivre... sur Internet, les platesformes de
revente connaissent un succès croissant, dans un secteur de l’édition
pourtant déprimé. Mais auteurs et éditeurs n’en profitent pas
U
n tournis pour
les amateurs de
livres d’occa
sion. En face de
l’ancien aéro
port de Leipzig
(Allemagne), deux hangars de
10 000 mètres carrés au total
abritent une partie des stocks de
l’entreprise allemande Momox.
Dans des bibliothèques alignées
à perte de vue, dix millions
d’ouvrages déjà lus et portant
chacun un numéro de code sont
rangés dans d’ingénieux petits
cartons longilignes. On y déniche
aussi bien un bel ouvrage sur Sig
mund Freud dans la collection
« Cahiers de L’Herne » qu’un ma
nuel sur la purée de pomme de
terre, dans la langue de Schiller...
Plus de 600 employés tra
vaillent dans ce temple du livre
d’occasion. Les ouvrages des ven
deurs arrivent par petits colis ou
sous enveloppe. Ils sont scannés,
leur état est vérifié. Les livres com
portant une dédicace personnelle
sont refusés comme ceux trop
vieux, écornés ou abusivement
annotés. Ces rebuts sont renvoyés
contre paiement à l’envoyeur ou
destinés à être recyclés. L’une des
jeunes femmes, à son poste, ra
conte qu’elle trouve parfois des
billets de banque oubliés en mar
quepage. Son bonheur culmine
quand elle tombe sur des lettres
d’amour. « C’est plus intéressant
que les ouvrages euxmêmes! »,
tranchetelle.
A l’autre bout de la chaîne, les
achats. Un incessant ballet de
caisses bleues en plastique sur un
tapis roulant apporte des livres à
des employés qui pèsent et em
ballent chaque colis avant de l’en
voyer à son destinataire. Ces oc
casions ont été achetées directe
ment par des clients de Momox
ou sur des platesformes comme
Amazon, Rakuten, eBay ou la
Fnac (qui prélèvent entre 20 % et
30 % sur le prix de la vente).
Petite startup née il y a quinze
ans en Allemagne, Momox s’est
internationalisée et reste aujour
d’hui principalement détenue par
les fonds Acton GmbH, Verdane
Capital X et CW Beteiligungs
GmbH. Le groupe a affiché,
en 2018, selon son PDG, Heiner
Kroke, « 200 millions de chiffre
d’affaires ». « Un cinquième est réa
lisé en France », précisetil, en qua
lifiant l’Hexagone de « marché très
porteur, en croissance de 30 % ».
DES PRIX ALLÉCHANTS
Le concept de Momox repose sur
sa simplicité d’utilisation. Le ven
deur envoie sans frais de port à la
société les œuvres dont il veut se
débarrasser et qu’il aura préala
blement scannées sur l’applica
tion. En retour, Momox le paie
dans la semaine par un virement
bancaire. La somme proposée
peut parfois être dérisoire. A titre
d’exemple, Plaisir et nécessité
(Stock), ouvrage de l’exministre
de la culture Françoise Nyssen,
vendu 20,50 euros en librairie est
repris à 1,02 euro.
A l’inverse, les prix peuvent être
alléchants pour les acheteurs : ils
évoluent, eux aussi, en perma
nence selon des algorithmes liés
à l’offre et à la demande. Selon
l’heure et le jour, les grands prix
littéraires peuvent être proposés
à 14,78 euros au lieu de
21,80 euros, comme pour Leurs
enfants après eux, de Nicolas Ma
thieu (Goncourt 2018), ou bien
encore à 3,24 euros au lieu de
18 euros, comme pour Idiotie, de
Pierre Guyotat (Médicis 2018)...
Autant dire que la différence en
tre les prix d’achat et de vente
pratiqués par Momox lui permet
d’effectuer une jolie culbute.
D’ailleurs, à l’exception de deux
exercices déficitaires, l’allemand
a pu investir grâce à ses profits et
poursuivre ainsi sa croissance au
grand galop. Entre 2013 et 2018,
son chiffre d’affaires a été multi
plié par quatre, comme ses effec
tifs (1 600 l’an passé). La tentative
d’ouvrir cinq librairies Momox
pour y proposer, outreRhin, des
livres à petits prix a fait long feu.
Contrairement à Amazon, qui
garde les siennes aux EtatsUnis,
« aucune n’a vraiment marché »,
constate Heiner Kroke. En revan
che, surfant là encore sur la prise
de conscience écologique et
l’utilité du recyclage, il a élargi
son modèle à l’habillement en
Allemagne.
Plus généralement, l’activité
croissante de revente de livres
d’occasion sur Internet secoue les
acteurs traditionnels. Pas seule
ment les bouquinistes des quais
de la Seine à Paris, qui espèrent fi
gurer un jour sur la liste du Patri
moine culturel de l’Unesco, ou les
marchés aux livres. Cela déstabi
lise aussi les librairies tradition
nelles, les incitant parfois à se
lancer dans la mêlée.
L’offre est, en effet, devenue plé
thorique sur le Net. Y règnent les
spécialistes du secteur, comme
Momox, la Fnac, Chapitre.com,
AbeBooks – la filiale d’Amazon
qui propose des ouvrages an
ciens, rares et épuisés. Sans
compter les startup françaises
Kiwibook ou encore Swapbook,
qui vise les étudiants. D’autres,
comme Better World Books, Am
mareal et RecycLivre récupèrent
gratuitement des livres auprès de
particuliers, de bibliothèques,
d’entreprises... et les revendent
ensuite en s’engageant à reverser
une partie de leurs bénéfices à
des organisations caritatives qui
luttent contre l’illettrisme. A ce
panorama, il faut bien sûr ajouter
les mastodontes du Net comme
Amazon, eBay, Cdiscount, Raku
ten, où s’effectuent la grande ma
jorité des transactions, et une
myriade de libraires, à l’instar de
Decitre, qui vendent sur ces pla
ces de marché.
Entre août 2018 et août 2019,
eBay a, par exemple, vendu en
France, selon Alain Saunier, res
ponsable des vendeurs particu
liers, 715 000 ouvrages de se
conde main (dont la moitié de BD
et de livres de superhéros) contre
1,2 million de livres neufs. Pour
eBay, le pourcentage de commis
sion perçu reste le même pour un
roman de la rentrée vendu au
prix fort, un manuscrit du
XIVe siècle ou un rare exemplaire
d’Alice au pays des merveilles il
lustré par Dali. Pour sa part, Raku
ten revendique 16 % de hausse
des ventes de livres d’occasion
dans l’Hexagone entre le premier
semestre 2018 et celui de 2019.
En cette période de prérentrée
des classes, c’est aussi l’efferves
cence chez les pionniers, Gibert
Jeune et Gibert Joseph, désor
mais fusionnés – et surtout les
rares librairies qui proposent des
livres neufs et de seconde main
dans les mêmes rayons. Fin août
début septembre constitue le pic
annuel d’activité pour la revente
des livres scolaires. Chargés
comme des baudets, bon nombre
de clients veulent éviter les frais
d’envoi obligatoires qui vont avec
les transactions sur Internet et
viennent directement rue Pierre
Sarrazin, dans le 6e arrondisse
ment parisien, tenter de céder à
meilleur prix leurs vieux bou
quins. C’est souvent la déception.
Là encore, tous les ouvrages ne
sont pas rachetés et la bourse aux
livres fait le yoyo selon les stocks
de la maison.
NI RÉASSORT NI RETOUR
« Si on arrêtait la vente de livres
d’occasion, on fermerait demain »,
assure un cadre chez Gibert. Les
marges sur ce type d’ouvrages
sont bien plus fortes que sur les
livres neufs. « Les éditeurs n’ont
jamais fait leur révolution et les li
vres restent trop chers. Plus de
20 euros pour un roman grand
format neuf, c’est de la folie! Les
clients ont compris qu’ils pou
vaient en acheter trois d’occasion
pour ce prixlà... », ajoutetil.
Seule contrainte, outre la gestion
du stock, l’occasion ne permet ni
réassort ni retour auprès de l’édi
teur si un ouvrage ne trouve pas
preneur.
Si le client trouve son compte
en achetant au rabais, l’auteur et
l’éditeur, eux, s’estiment lésés. Ils
ne peuvent s’opposer à la revente
d’un livre alors que les droits pa
trimoniaux afférents ne valent
que jusqu’à sa première vente.
Donc, l’écrivain comme son édi
teur ne touchent plus un centime
quand l’ouvrage est revendu. Aux
yeux de Vincent Monadé, prési
dent du Centre national du livre
(CNL), « c’est de l’argent sorti de la
chaîne traditionnelle du livre, ce
qui pose un problème de rémuné
ration pour les éditeurs et les
auteurs ». M. Monadé milite pour
la création d’une taxe sur les li
vres d’occasion pour remédier à
cette injustice : « Cela procurerait
de nouvelles ressources aux
auteurs. »
D’autant plus que, dans le con
texte déprimé du marché de l’édi
tion (– 4,38 % du marché en 2018
par rapport à 2017, selon le Syndi
cat national de l’édition), les li
vres d’occasion se portent de
mieux en mieux. D’après le
groupe d’audit GFK, ce secteur
« représente une part croissante
des achats de livres chez les Fran
çais de 15 ans et plus », évaluée « à
16 % [en volume] en 2018, soit un
point de plus qu’en 2017 ». Les
grands lecteurs et les plus de
65 ans s’y convertissent, affirme
quant à lui le baromètre publié en
mars du CNL, Les Français et la
lecture.
Bien des facteurs – les préoccu
pations environnementales
croissantes, un pouvoir d’achat
des ménages en berne et l’injonc
tion de choisir parmi une offre
culturelle toujours plus diversi
fiée – font le lit du marché de se
conde main. Une étude du cabi
net Kantar pour l’Observatoire de
l’économie du livre (ministère de
la culture) précise que 12 % des
Français âgés de 15 ans ou plus
ont acheté au moins un livre im
primé d’occasion en 2018.
Selon la même source, le prix
moyen d’un livre d’occasion
(hors frais de port) s’établit à
4 euros, soit 63 % de moins que le
neuf. Ce qui explique son attrait
auprès des consommateurs mais
aussi le fait que le livre d’occasion
ne représente en valeur que 6,6 %
du marché de l’édition.
Restent toujours certaines zo
nes grises dans la revente. Le
président du CNL souligne ainsi
« les risques de distorsion de con
currence qui existent quant au
prix unique du livre » instauré
en 1981. Les qualificatifs adoptés
pour classer les différents ouvra
ges (« comme neuf », « état neuf »,
« très bon état », etc.) et utilisés
par les places de marché consti
tuent des sources de confusion
telles que le médiateur du livre
s’en est déjà mêlé. Si un livre est
vendu comme neuf, pourquoi
son prix seraitil raboté? Une
charte de bonne conduite a été
ratifiée en 2017 par tous les ac
teurs concernés – même Ama
zon – pour que les livres d’occa
sion ne soient plus présentés
comme neufs.
Parmi ses dossiers chauds, la
toute nouvelle médiatrice du
livre, SophieJustine Lieber, réu
nira, dès septembre, tous les
signataires pour vérifier si, oui
ou non, cette charte est bien ap
pliquée.
nicole vulser
« Plaisir
et nécessité »,
de l’ex-ministre
de la culture
Françoise
Nyssen, vendu
à 20,50 euros
en librairie, est
repris à 1,02 euro
Une étude
du cabinet
Kantar note que
12 % des Français
âgés de 15 ans ou
plus ont acheté
au moins un livre
d’occasion
en 2018
PLEIN CADRE
A l’intérieur d’un entrepôt Momox, en banlieue de Berlin, en 2011. GERHARD WESTRICH/LAIF-REA