Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

18 |horizons SAMEDI 31 AOÛT 2019


0123


La dévorante ambition


d’Emmanuel Macron


PS, SEPT ANS DE TRAHISONS  5  |  


Depuis 2012, le Parti socialiste ne cesse


de se désintégrer, miné par les haines internes.


Dans ce cinquième volet, nos journalistes Gérard


Davet et Fabrice Lhomme abordent la stratégie


masquée d’Emmanuel Macron pour se débarrasser


de François Hollande et parvenir au pouvoir


P

alais de l’Elysée, Paris. Ce 12 no­
vembre 2015, une note confi­
dentielle atterrit sur le bureau
de François Hollande. Elle est
signée de son fidèle conseiller
spécial Bernard Poignant. Inti­
tulée « Le cas Macron », elle dit ceci, à propos
du jeune ministre de l’économie : « On le ver­
rait bien en 2020 ou 2021 à la tête d’une
grande collectivité française. (...) Il ne faut ni
gâcher le potentiel d’Emmanuel Macron ni le
décourager à poursuivre son chemin politi­
que. » Seul commentaire en retour du chef de
l’Etat, griffonné sur la note : « Garde cela pour
toi. » Hollande entend conserver son protégé
« au chaud » le plus longtemps possible,
persuadé qu’il lui sera d’un grand secours
pour se faire réélire en 2017. Mais Macron a
d’autres projets... Voici donc le récit d’une
trahison personnelle, soigneusement plani­
fiée depuis des années.
Courant 2004, l’homme d’affaires Alain
Minc reçoit, comme il en a l’habitude, les ins­
pecteurs des finances les plus brillants tout
juste sortis de l’ENA. Dans son bureau, il pose
à chacun la question rituelle. « Je leur de­
mande toujours : “Qu’est­ce que vous serez
dans trente ans ?” », confie Minc. Il n’a jamais
oublié la réponse de l’impétueux diplômé
Emmanuel Macron : « Je serai président de la
République. » Minc est scotché par l’aplomb
du blanc­bec. « Je lui ai conseillé d’aller chez
Rothschild, relate­t­il. Je lui ai dit : “Pour faire
de la politique, il faut avoir un peu d’argent de
côté.” Le seul endroit où on peut gagner de l’ar­
gent, c’est la banque d’affaires. » Le conseil
sera suivi à la lettre, puisque Macron inté­
grera Rothschild dès 2008. L’autre « parrain »
du monde du business, l’économiste Jacques
Attali, repère lui aussi le prodige. S’en entiche,
même. Bagarre de mentors en perspective...
Quelques années plus tard, Attali le pré­
sente à François Hollande, qui guigne la prési­
dentielle de 2012 et l’adoube illico. Encore
faut­il s’assurer que le candidat socialiste le
prenne dans son équipe... Pas gagné. Com­
ment, lorsqu’on a publiquement fait de la fi­
nance son « adversaire » lors d’un discours au
Bourget, nommer un banquier d’affaires à un
poste exposé? Mais Macron peut compter sur
des amis sûrs et puissants. Les grands pa­
trons. Les bonnes fées du capitalisme français
se sont penchées sur son berceau de surdoué.
Janvier 2012. François Rebsamen, proche
ami et futur ministre de François Hollande,
est convié à un dîner secret chez Bernard At­
tali. Ex­patron du GAN et d’Air France, le frère
de Jacques raffole de ce genre d’agapes où
l’on fait et défait les carrières, entre chefs
d’entreprise d’élite. A défaut d’être présent
physiquement ce soir­là, Macron est au
menu de la discussion. Ont été conviés
Gérard Mestrallet (Suez), Jean­Pierre Clama­
dieu (Rhodia), Jean­Pierre Rodier (Pechiney),
Serge Weinberg (Sanofi) et quelques autres...
« Un pont discret entre patrons et responsa­
bles­amis politiques », nous confirme Ber­
nard Attali. En clair, des puissances indus­

trielles de gauche, aux réseaux XXL, au ser­
vice d’un prometteur politicien en herbe. Et
un bel investissement sur l’avenir.
Au retour, Rebsamen transmet une consi­
gne claire à Hollande. Il raconte : « Le message
qu’ils me font passer, c’est : “Si Hollande est
élu, dis­lui qu’on n’a qu’une demande à formu­
ler : que Macron soit secrétaire général à l’éco­
nomie.” Je vois François Hollande, il me dit :
“C’est le seul message qu’ils t’ont fait passer ?”
Je lui réponds : “Oui, le seul”... » La doléance est
sans ambiguïté : le jeune Macron doit obtenir
un poste d’influence. Lui­même est d’ailleurs
du genre exigeant. Etre simple conseiller à
l’économie à l’Elysée? Il vaut mieux que ça. Il
se verrait bien secrétaire général adjoint. « Si
Hollande ne veut pas, je n’y vais pas », annon­
ce­t­il à Minc. Mais Hollande veut bien.

INVITÉ À LA CONFÉRENCE BILDERBERG
Une fois à l’Elysée, Macron – qui n’a pas sou­
haité répondre aux questions du Monde – re­
çoit à tour de bras. A toute heure. Il sort beau­
coup, aussi. Dans les dîners en ville, il se ré­
pand sur son nouveau patron. Il critique, dé­
goise. Le chef de l’Etat, jugé pas au niveau, en
prend pour son grade. Et dès qu’il le peut,
Macron intervient dans les dossiers écono­
miques, avec un prisme très libéral. Le jeune
secrétaire général adjoint continue de fré­
quenter discrètement Alain Minc, dans une
forme de double jeu dont il maîtrise parfaite­
ment les codes. Lorsque Hollande découvre
les visites très matinales de son collaborateur
chez l’homme d’affaires, dont le pouvoir de
nuisance éveille sa méfiance – tout comme
sa fascination pour Sarkozy –, il lui en fait le
reproche, lors d’une réunion de cabinet.
Minc l’apprend et s’en ouvre au chef de l’Etat :
« Ecoute, pas la peine de me faire espionner, si
tu veux que je te dise quand je vois Macron, je
peux te le dire. »
Nous voici déjà au printemps 2014. Le jeune
conseiller s’ennuie au « château ». Valls dé­
barque à Matignon et propose son nom pour
le poste de secrétaire d’Etat au budget. Hol­
lande oppose son veto, ou plutôt son credo :
« On ne nomme pas des collaborateurs au
gouvernement. » Macron le vit mal. D’autant
qu’une deuxième opportunité lui est refu­
sée. Quand il s’agit de remplacer Pierre­René
Lemas au secrétariat général de l’Elysée,
même Nicolas Revel, secrétaire général ad­
joint lui aussi, monte au créneau pour défen­
dre la promotion de son collègue de bureau.
En vain. Du coup, Macron, qui avait repoussé
son départ de l’Elysée, initialement prévu en
janvier 2014, décide de s’en aller pour de bon.
Meurtri. A tel point que, convié à la très éli­
tiste conférence Bilderberg, à Copenhague, le
29 mai 2014, quelques jours avant son départ,
il s’en prend devant des décideurs du monde
entier à la politique du président.
En juin 2014, l’ambitieux Macron prend
donc du champ. Stéphane Le Foll, vieux gro­
gnard hollandais, le croise une dernière fois,
à Matignon, où il est venu faire ses adieux à
Valls. « Valls ouvre la porte, et c’est Macron

qui sort. Et donc là, il fait comme d’habitude,
il embrasse tout le monde et il me dit :
“Quand je vais revenir, je vais tout péter.”
C’est ça qui m’alerte. »
Toujours cornaqué dans l’ombre par Attali
et Minc, Emmanuel Macron caresse l’idée de
monter une société de conseil, décroche des
postes d’enseignement à Berlin et Londres...
Mais fin août 2014, le ministre de l’économie
Arnaud Montebourg fait des siennes. Auteur
de la provoc de trop, il est congédié sur­le­
champ. Valls s’engouffre dans la brèche : cette
fois, Hollande ne pourra pas lui refuser la no­
mination de son poulain. Et tant pis si l’ani­
mal est plutôt remuant : il a eu l’insolence de
dégommer les 35 heures dans un entretien
accordé la même semaine au Point.
Jean­Christophe Cambadélis, patron du PS,
s’en émeut auprès de Hollande. « Vois­le, c’est
un garçon charmant, je réponds de lui. Il veut
apprendre », le rassure le chef de l’Etat.
Lundi 1er septembre 2014, il rencontre Ma­
cron dans ses nouveaux bureaux, à Bercy.
« On ne se connaît pas, raconte Cambadélis. Je
sors de l’ascenseur, il m’accueille, me prend par
l’épaule, et vas­y que je te passe une main, une
deuxième main, que je t’emmène... » La ma­
chine à séduire est en action. Mais... « Tout
d’un coup, reprend Cambadélis, il s’assoit,
commence à parler. Et je suis frappé par son
regard. Extrêmement dur. Les yeux de That­
cher et le déhanché de Jackson. Il avait laissé
échapper une partie violente et déterminée. Le
regard du tueur. » Et Cambadélis croit connaî­
tre sa prochaine victime. A peine Macron
sorti du bureau, il appelle Hollande.
« C’est quand même bizarre, ton gars, trois
fois je lui parle de toi, trois fois il parle de lui!
Moi je te dis, il prépare quelque chose.


  • Mais non, comment tu peux dire ça, c’est
    parce qu’il veut faire son truc, à son âge, tu
    faisais la même chose au PS, lui répond le
    président.

  • Justement, je préparais quelque chose! »
    A Bercy, en effet, tout se met en place. Le
    communicant Ismaël Emelien est dans le
    scénario depuis longtemps. Comme la
    plupart des partisans déçus de Dominique
    Strauss­Kahn, il a naturellement basculé
    vers Emmanuel Macron. Alors Emelien,
    devenu conseiller au ministère de l’écono­
    mie, se démène pour convertir de nouveaux
    adeptes.
    Macron entend laisser une trace et faire vo­
    ter sa loi « croissance, activité et égalité des
    chances économiques » par les députés, et
    cela sans recourir à l’article 49.3. Il s’en
    donne les moyens. De Valls à Hamon, ils
    sont tous impressionnés par son énergie,
    son charisme... Macron a une obsession, ob­
    tenir une majorité à l’Assemblée. Le dé­
    compte est serré.
    16 février 2015, cérémonie du Nouvel An
    chinois à la présidence de la République. Jean­
    Marie Le Guen, alors secrétaire d’Etat aux re­
    lations avec le Parlement, rapporte la scène :
    « Je me retrouve le lundi soir, à l’Elysée, avec
    Hollande et Bruno Le Roux [patron des dépu­


tés socialistes]. Hollande nous prend tous les
deux, je lui dis : “On n’a pas de majorité, ou
alors elle est très incertaine.” La décision du
49.3, elle est prise par Hollande, pas par Valls. »
L’exécutif opte pour le passage en force. Vin­
cent Feltesse, ex­conseiller politique de Hol­
lande, le certifie : « Dans nos pointages, on est
entre 4 et 7 voix d’avance, ce qui est considéré
comme insuffisant. Je n’ai pas l’impression
qu’il y ait une volonté par Valls d’instrumenta­
liser le 49.3 pour taper Macron. »

« ILS ME CHERCHENT »
Macron, lui, est persuadé que c’est un (mau­
vais) coup de Valls : le premier ministre aurait
voulu le priver du succès politique obtenu si la
loi avait été adoptée par un vote majoritaire.
« Macron a eu le sentiment de tomber dans un
guet­apens, confirme Julien Dray, proche de
lui à l’époque. A partir de ce moment­là, il me
dit : “Ça va, j’ai compris.” Il sait que c’est fini,
qu’ils ne lui ont pas fait de cadeau, il a identifié
l’ennemi. » Il lâche même cette phrase à Dray,
lors d’une de leurs longues conversations
d’insomniaques : « Ils me cherchent. » « Ils »,
c’est le duo Hollande­Valls, bien sûr.
Valls s’insurge contre la relecture par le
camp Macron de cet épisode fondateur. « C’est
dégueulasse », proteste l’ancien premier mi­
nistre. « L’entourage de Macron raconte une
histoire qui ne correspond pas à la réalité, jure­
t­il. L’idée que je fais le 49.3 pour emmerder
Macron... Mais on fait les comptes, et l’équipe
de Macron nous dit : “Ça passe.” Et moi je de­
mande à Le Roux, à Borgel, à Colmou et à
Le Guen – je suis désolé, mais je fais plus con­
fiance à eux qu’à Emelien ou à je ne sais pas
qui –, et ça ne passe pas. Ça ne passe pas! Et
Hollande me dit : “On ne prend pas le risque.” »
Valls est rapidement informé des soupçons
des macronistes. Il se souvient : « Je dis à Ma­
cron : “Mais c’est quoi cette histoire? Que dit ton
entourage? Pourquoi ?”... » Le jeune ministre
élude. « Mais je sens bien qu’il y a un truc, je le
sens bien, soupire Valls. Jamais il ne me le dira.
Jamais. » Encore une fois, éviter de se décou­
vrir. Même si la ficelle commence à devenir un
peu grosse. « Mon entourage me dit : “Il réunit
des gens, il fait deux dîners par soir à Bercy, il
prépare un truc...” », se souvient encore Valls.
A la rentrée 2015, Emmanuel Macron sait
donc sur qui il peut compter ; il a fait sortir du
bois ses amis et ses ennemis. Il est temps de
lancer l’offensive en toute discrétion. Enfin, il
aimerait bien. Mais c’est faire fi du déjà très
bavard Benjamin Griveaux, qui raconte dans

« VALLS OUVRE 


LA PORTE, 


ET C’EST MACRON 


QUI SORT. ET DONC 


LÀ, IL FAIT COMME 


D’HABITUDE, 


IL EMBRASSE 


TOUT LE MONDE ET 


IL ME DIT : “QUAND 


JE VAIS REVENIR, 


JE VAIS TOUT 


PÉTER.” C’EST ÇA 


QUI M’ALERTE »
STÉPHANE LE FOLL
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