Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

6 |planète SAMEDI 31 AOÛT 2019


0123


Les feux en Amazonie, une menace pour le climat


A long terme, les incendies perturbent le rôle régulateur de la forêt, qui stocke du CO 2 et participe au cycle de l’eau


L’


Amazonie brûle sans
discontinuer, et s’en­
flamment les arbres, les
réseaux sociaux, les re­
lations diplomatiques. Si des feux
dévorent chaque année une partie
de la plus grande forêt tropicale du
monde, la déforestation, aggravée
par l’arrivée au pouvoir du prési­
dent brésilien d’extrême droite
Jair Bolsonaro, met à mal un éco­
système au fragile équilibre. Et
menace un joyau de biodiversité,
qui stocke le CO 2 et régule le climat.
Face à une pression internatio­
nale croissante, Jair Bolsonaro a si­
gné, mercredi 28 août, un décret
interdisant les brûlis agricoles
dans tout le Brésil pendant
soixante jours pour tenter de frei­
ner la multiplication des incen­
dies. Selon l’lnstitut national de
recherche spatiale (INPE), le pays
enregistre le plus grand nombre
de feux (85 000 en huit mois, dont
44 000 en Amazonie) depuis 2010,
année durant laquelle le phéno­
mène climatique El Niño avait en­
traîné une forte sécheresse. Fin
juillet, près de 58 000 km^2 étaient
partis en fumée au Brésil, dont
18 000 km^2 dans la forêt amazo­
nienne, des chiffres élevés pour la
décennie actuelle, mais moindres
que ceux de la précédente.
Une partie des incendies au Bré­
sil se répète chaque année et n’a
aucun effet négatif sur les écosys­
tèmes, car ce sont des feux de sa­
vane et non de forêt. Les savanes,
que l’on appelle cerrado en Amé­
rique du Sud, sont dépendantes
du feu pour leur bon fonctionne­
ment, car il leur permet de se ré­
générer. Le problème, c’est quand
les incendies affectent la forêt
dense humide. « Contrairement
aux savanes, aux forêts méditerra­
néennes ou boréales, les arbres
amazoniens ne sont pas adaptés
aux incendies : ils meurent ainsi
que leurs graines, de sorte que la
forêt ne se régénère pas, ou mal,
par la suite », explique Florent
Mouillot, écologue chargé des in­
cendies à l’Institut de recherche
pour le développement.
Pour Paulo Artaxo, physicien
spécialiste de l’atmosphère à
l’université de Sao Paulo, inter­
rogé par le magazine Science, « il
ne fait aucun doute que cette aug­
mentation de l’activité des feux est
associée à une forte augmenta­
tion de la déforestation ». Les ar­

bres sont d’abord abattus, avant
que le reste de la végétation soit
brûlé pour faire place à du pâtu­
rage ou à des cultures (souvent
du soja), des activités encoura­
gées par la politique du gouver­
nement actuel. Selon l’INPE, la
déforestation a été quasiment
quatre fois supérieure en juillet à
celle du même mois de 2018.

Carbone séquestré
Les effets de ces feux sont à la fois
locaux et globaux. Première con­
séquence : la libération dans l’at­
mosphère d’une grande quantité
de dioxyde de carbone (CO 2 ),
principal gaz à effet de serre con­
tribuant au réchauffement cli­
matique. Parce que la combus­
tion de la biomasse émet natu­
rellement du CO 2 , mais aussi
parce que la mort des arbres li­
bère le carbone qui y est séques­
tré depuis des décennies.
Selon Guido van der Werf, pro­
fesseur spécialiste du cycle du car­
bone à l’université d’Amsterdam,
qui gère la base de données sur les
émissions liées aux incendies, ces
feux ont pour l’instant généré
75 millions de tonnes de carbone,

soit 275 millions de tonnes de CO 2.
Des chiffres amenés à croître,
puisque la saison sèche dure jus­
qu’à novembre. A titre de compa­
raison, le Brésil a émis 476 mil­
lions de tonnes de CO 2 en 2017. La
déforestation et les incendies
constituent ainsi la principale
source d’émissions du pays.
Mais ces rejets pèsent peu face
aux émissions mondiales de CO 2
d’origine fossile, qui s’élevaient à
37 milliards de tonnes en 2018.
« Les feux de forêt en Amazonie
pourraient devenir un sérieux pro­
blème pour le changement clima­
tique, si l’on avait plusieurs an­
nées consécutives avec des forts
rejets en carbone », estime Phi­

lippe Ciais, chercheur au Labora­
toire des sciences du climat et de
l’environnement. « Si les forêts
brûlées sont remplacées par des
plantations, celles­ci vont en par­
tie réabsorber le carbone émis,
poursuit­il. Mais si elles sont
transformées en prairies ou en
cultures, elles ne restockeront pas
ce carbone. Dans ce cas, les émis­
sions de CO 2 liées à la perte des fo­
rêts seront irréversibles. »
A l’échelle globale, les incendies
émettent entre 2 et 3 milliards de
tonnes de carbone par an, la moi­
tié provenant des feux de savane,
contre un sixième pour les feux
de forêts tropicales. Ces émis­
sions sont en baisse de 24 % sur
les dix­huit dernières années, es­
sentiellement en raison de la con­
version de la savane africaine en
surfaces agricoles, qui brûlent
moins facilement. Au total, la dé­
forestation contribue à 10 % des
émissions mondiales de CO 2.
Outre qu’ils émettent du car­
bone dans l’atmosphère, les in­
cendies compromettent la possi­
bilité de le stocker. Ils détruisent
les « puits de carbone », c’est­à­
dire la capacité des végétaux à ab­

sorber du CO 2 , permettant ainsi
de limiter le réchauffement cli­
matique. « L’Amazonie, qui stocke
100 gigatonnes [milliards de ton­
nes] de carbone, absorbe 5 % des
émissions fossiles mondiales, ce
qui correspond par exemple à la
moitié de celles de l’Europe », indi­
que Philippe Ciais. Les forêts ama­
zoniennes encore intactes repré­
sentent entre 10 % et 20 % de l’ab­
sorption globale du CO 2 par la vé­
gétation et les sols – les océans
étant les principaux puits.

Cercle vicieux
Si la déforestation et les incendies
s’intensifient, après avoir été un
puits de carbone, les forêts de­
viendront neutres, voire émettri­
ces de carbone, et contribueront à
l’augmentation du CO 2 atmos­
phérique. Selon plusieurs publi­
cations récentes dans Science et
Nature, ce phénomène est déjà à
l’œuvre pour les forêts tropicales.
Les presque six millions de kilo­
mètres carrés de la forêt amazo­
nienne ne se contentent pas
d’abriter une biodiversité extraor­
dinaire et de séquestrer du car­
bone, ils régulent aussi en partie le

climat, localement et mondiale­
ment, en participant notamment
au cycle de l’eau. De grandes quan­
tités d’eau s’évaporent des arbres –
l’évapotranspiration – et forment
les nuages, qui à leur tour entraî­
nent des précipitations permet­
tant d’irriguer les sols. Moins d’ar­
bres signifie donc moins de préci­
pitations, des sols plus arides, des
sécheresses plus régulières et plus
importantes, qui entraîneront à
leur tour des feux de forêt plus ra­
vageurs et davantage d’érosion
dans une région dont les tempéra­
tures devraient augmenter d’envi­
ron 3,3 °C d’ici à la fin du siècle. Un
cercle vicieux, en somme.
Ces enjeux dépassent largement
le bassin amazonien. Le climat de
l’Amérique du Sud et même celui
du monde entier seraient affectés
tant le rôle de régulateur de la fo­
rêt amazonienne est critique. Face
à une déforestation qui s’aggrave,
certains scientifiques craignent
ainsi qu’un point de bascule soit
franchi à partir d’une déforesta­
tion de 20 % à 25 % de l’Amazonie –
on estime que 19 % de la forêt a été
détruite depuis 1970 –, de quoi
« savaniser » la forêt et perturber
le cycle hydrologique indispensa­
ble au climat ; pour d’autres, cette
forêt serait davantage résiliente
grâce à sa biodiversité.
Pourtant, l’Amazonie, contrai­
rement à l’expression de « pou­
mon vert de la planète » qui lui
est fréquemment attribuée, ne
produit en réalité qu’une quan­
tité infime de l’oxygène que nous
respirons : elle émet entre 5 % et
6 % de l’oxygène atmosphérique,
mais en consomme quasiment
autant par la respiration des plan­
tes et des bactéries dans les sols.
En bref, si l’Amazonie ne nous
permet pas vraiment de respirer,
elle nous évite d’étouffer.
gary dagorn
et audrey garric

En Afrique, la pression démographique grignote la forêt


L’agriculture sur brûlis est une pratique saisonnière traditionnelle, mais les besoins alimentaires croissants augmentent le défrichement


D


ans l’émotion générale
provoquée par les incen­
dies massifs en Amazo­
nie, il aura suffi d’une carte pu­
bliée par l’agence spatiale améri­
caine, la NASA, pour que l’alerte
s’étende à l’Afrique, elle aussi
transformée – à en croire les inter­
prétations hâtives des données
satellitaires – en vaste brasier, du
sud de la République démocrati­
que du Congo à Madagascar en
passant par l’Angola, la Zambie, la
Tanzanie et le Mozambique.
De part et d’autre de l’océan At­
lantique qui sépare les deux con­
tinents, les situations ne se res­
semblent pourtant pas, et la por­
tée des feux – dont les cartes ne
disent ni la taille ni la durée – n’est
pas identique. La lecture des com­
mentaires que la NASA prend le
soin de fournir avec ces données
quotidiennes sur les feux récol­
tées dans le cadre de son pro­
gramme d’observation de la
Terre, lancé il y a vingt ans, aurait
permis d’éviter les amalgames et
le rectificatif auquel s’est senti
contraint le ministère de l’envi­
ronnement angolais, qui précise,
dans un communiqué, qu’il s’agit

« de feux ordinaires en saison sè­
che provoqués par les agriculteurs
en phase de préparation des terres
avant la saison des pluies ».
Contrairement au Brésil, la géo­
graphie des incendies africains se
situe en dessous des forêts humi­
des du bassin du Congo – la
deuxième forêt tropicale de la
planète avec ses 2 millions de ki­
lomètres carrés. Elle couvre des
écosystèmes de savanes plus ou
moins arborées où se concen­
trent les activités agricoles.

« Interactions complexes »
« Les feux de savane ou de brousse
sont saisonniers, explique Arona
Diedhiou, membre du Groupe
d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (GIEC).
Ils se produisent chaque année à
la même période [entre août et
septembre dans l’hémisphère
Sud et entre novembre et décem­
bre dans l’hémisphère Nord], et
leurs superficies n’ont pas aug­
menté significativement même si
elles sont importantes. La savane
se régénère vite et elle a même
“besoin” du feu pour cela. D’où
l’origine de cette pratique de

l’agriculture sur brûlis qui traduit
des interactions complexes entre
l’homme, le climat et son milieu. »
« Une forêt, c’est tout autre
chose, poursuit le climatologue :
elle ne se régénère pas vite et, en
Amazonie, on parle bien de feux de
forêts dont le nombre a beaucoup
progressé ces dix derniers mois, du
fait à la fois du changement clima­
tique et de la déforestation. C’est
une réalité, il faut la prendre
comme telle et agir en consé­
quence, sans chercher à la relativi­
ser en comparant avec l’Afrique. »
Si l’Afrique est bien le « conti­
nent du feu » comme n’hésite
pas à la qualifier la NASA – 70 %
des 10 000 foyers par jour recen­
sés en moyenne dans le monde
depuis début août y sont locali­
sés –, les experts se gardent d’en
tirer des conclusions catastro­
phistes : l’impact de ces feux sur
l’atmosphère est en général tem­
poraire, car la végétalisation des
sols qui suit permet de séques­
trer le carbone émis par la com­
bustion en quelques mois ou
quelques années. Ce n’est pas le
cas des défrichements réalisés
dans les tourbières indonésien­

nes pour augmenter les superfi­
cies plantées en palmiers à huile,
ou en Amazonie pour étendre les
grandes exploitations destinées
à la culture du soja ou à l’élevage
extensif des bovins.
Le gros nuage de fumée sus­
pendu au­dessus de la République
démocratique du Congo jusqu’à
l’océan Indien traduit une autre
réalité : celle de petits agriculteurs
dont les techniques, faute de
moyens, sont inchangées depuis
des lustres. Le feu permet de net­
toyer les champs et d’enrichir les
sols en sels minéraux grâce à la
combustion de la biomasse.

« Dans cette région, l’agriculture
itinérante sur brûlis est, pour des
millions de familles, la seule façon
d’assurer leur subsistance et quel­
ques revenus. Il s’agit d’un système
complexe organisé sur la rotation
de cultures et de jachères, et dont
l’équilibre est aujourd’hui remis
en cause par la pression démogra­
phique », observe Guillaume Les­
cuyer, économiste rattaché à
l’unité Forêts et sociétés du Cen­
tre de coopération internationale
en recherche agronomique pour
le développement.
Cela pose, à ses yeux, « le pro­
blème du développement de cette
Afrique rurale ». L’augmentation
de la population conduit ainsi à
raccourcir la durée des jachères
puis à défrichement de nouvelles
parcelles dans les forêts sèches
comme dans les forêts humides
du bassin du Congo.

« Cris d’orfraie »
A Madagascar, que les cartes de la
NASA recouvrent d’une multi­
tude de points incandescents, Lu­
cienne Wilmé, coordinatrice du
World Resources Institute dans le
pays, abonde : « La majorité des

feux se produisent en brousse,
mais il est vrai aussi que, partout à
Madagascar, les forêts reculent,
car la population a besoin de ter­
res pour manger. Il ne sert à rien de
pousser des cris d’orfraie contre
ces paysans, mais il est urgent de
leur trouver une alternative. »
Si les situations de l’Amazonie
et de l’Afrique subsaharienne
sont peu comparables, elles se re­
joignent cependant sur un point :
« La déforestation augmente, et
l’agriculture en est la principale
cause », constate Rémi d’Annun­
zio, coordinateur des projets de
surveillance des forêts à l’Organi­
sation des Nations unies pour
l’agriculture et l’alimentation
(FAO). En attendant son prochain
rapport quinquennal sur l’état
des forêts dans le monde, at­
tendu pour 2020, les données pu­
bliées en avril par Global Forest
Watch (Université du Maryland)
hissaient la République démo­
cratique du Congo au deuxième
rang des pays les plus touchés par
la disparition de leurs écosystè­
mes forestiers, derrière le Brésil
et devant l’Indonésie.
laurence caramel

De grandes
quantités d’eau
s’évaporent des
arbres et forment
les nuages qui
entraînent des
précipitations

1 Brésil

République
démocratique
du Congo

2

8 Madagascar
Papouasie-
Nouvelle-Guinée

9

(^3) Indonésie
10 Cameroun 6 Malaisie
4 Colombie
5 Bolivie
7 Pérou
1 347,1 481,2 339,
177
154,5 94,
140,
144,
77,
58
Le Brésil, premier responsable de la déforestation
SOURCE : GLOBAL FOREST WATCH - INFOGRAPHIE LE MONDE
Les dix pays qui ont le plus perdu de forêt tropicale primaire en 2018
EN MILLIERS D’HECTARES
Pertes annuelles de forêt tropicale primaire
dans le monde
EN MILLIONS D’HECTARES



  • Couverture de canopée de 30 % minimum
    6 5 4 3 2 1 0
    2002 2005 2010 2015 2018
    Pertes annuelles de forêt tropicale primaire* au Brésil
    EN MILLIONS D’HECTARES
    3
    2,
    2
    1,
    1
    0,
    0
    2002 2005 2010 2015 2018
    Surfaces des zones naturelles brûlées au Brésil
    EN MILLIONS D’HECTARES
    60
    50
    40
    30
    20
    10
    0
    2002 2005 2010 2015 2019
    5,
    à fin juillet
    « Dans cette région,
    l’agriculture sur
    brûlis est la seule
    façon d’assurer
    la subsistance
    de millions
    de familles »
    GUILLAUME LESCUYER
    économiste
    Déforestation
    et incendies
    sont la
    principale source
    d’émission de gaz
    à effet de serre
    du Brésil

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