Le Monde + Magazine - 31.08.2019

(Kiana) #1

0123
SAMEDI 31 AOÛT 2019 france| 9


Lors de son audition, Mari Ridai Mdallah
raconte une relation sérieuse, sincère avec la
victime. « J’ai déconné, j’ai pété un plomb, ce
que j’ai fait, je vais prendre trente ans, il n’y a
pas de mots », poursuit­il. Il s’exprime aussi
sur ce qui a déclenché son intention de tuer
Vanina : il aurait découvert qu’elle pensait le
quitter. « La prochaine fois que tu me prends
pour un con, je te tue », lui a­t­il dit, en décri­
vant avoir estimé que Vanina était désor­
mais « impure ».

PLUSIEURS CONDAMNATIONS À SON CASIER
Intention de séparation de la femme et sus­
picion d’infidélité potentielle : ce sont là les
déclencheurs récurrents des féminicides, de
ce crime de propriété, où les auteurs préfè­
rent tuer leurs victimes plutôt que de les per­
dre. La brièveté de la relation de Mari Ridai
Mdallah et de Vanina n’empêche pas d’y re­
trouver tous les points de convergence de
ces meurtres : l’homme souffre d’une per­
ception dégradée de la femme qu’il pense
posséder, n’arrive pas à gérer l’émotion gé­
nérée par la perte, et elle en face n’est pas en
mesure, du fait de ses fragilités passées, de
pouvoir contrer les logiques d’emprise, et de
se défendre.
A minuit et demi, il a téléphoné aux gendar­
mes pour revendiquer l’assassinat de Vanina.
Le Groupe d’intervention de la gendarmerie
nationale est alors envoyé pour pénétrer
dans l’appartement 163 du quartier de la Con­
venance, à Sainte­Marie. A 3 heures du matin,
les hommes casqués fracassent la porte et
trouvent Vanina attachée sur le lit, lardée de
plusieurs coups de couteau : « Je voulais me
débarrasser du corps, faire l’abattage comme
on fait avec les poulets », justifie­t­il.
Vanina aurait­elle pu être sauvée? C’est la
conviction de Noéline, qui le soir de l’an­
nonce de son meurtre porte plainte contre les
gendarmes pour non­assistance à personne
en danger. Depuis, son action a été déboutée.
Eric Tuffery, le procureur de Saint­Denis, l’ex­
plique en une ligne : « Une enquête approfon­
die a été diligentée. Les éléments constitutifs du
délit ne sont pas constitués. » Alex Vardin,
l’avocat de Mari Ridai Mdallah estime lui que
« le parquet se couvre, et couvre les militaires. Je
pense que les gendarmes ont été légers, ils ont
appelé, ils ont dit “Est­ce qu’elle est là ?” “Oui”
“O.K., c’est bon”. En se disant que c’était deux
ados partis tirer un coup, et que c’était une ma­
man poule inquiète pour rien. »
Le jeune homme affiche treize condamna­
tions à son casier, pour des faits de violences
avec arme, violences aggravées, agression
sexuelle en réunion et viol. Une information
accessible en trente secondes à n’importe
quel gendarme, dans le fichier des antécé­
dents judiciaires. Jointe par Le Monde, la di­
rection générale de la gendarmerie à Paris a
pris l’affaire très au sérieux avant de répon­
dre. Un officier a écouté les enregistrements
des appels. L’échange entre Noéline et l’opéra­
trice du 17 dure douze minutes, et la menace
« n’apparaîtrait pas nettement ». La gendarme

contacte ensuite le portable de l’auteur, qui
lui passe Vanina. Elle lui demande si elle court
un danger, si elle se sent en danger. La jeune
fille répond non. Le coup de fil dure huit mi­
nutes. Quant au casier chargé du meurtrier,
l’opératrice n’y a pas eu accès. « A posteriori,
j’aimerais ne pas être là à vous répondre, la
question est douloureuse. Mais nous on consi­
dère que le choix de ne pas engager une pa­
trouille et le traitement de cette affaire n’est pas
défaillant », argumente l’officier.
Le passage devant les assises n’est pas ac­
quis, alors que l’instruction est presque ter­
minée. La barbarie de la scène de crime – Va­
nina a été éviscérée –, les propos délirants du
meurtrier, l’émotion de la parquetière de
permanence qui s’est rendue sur les lieux,
ont tout de suite posé la question de sa res­
ponsabilité pénale. Altération, abolition du
discernement? Les experts se déchirent : le
premier psychiatre diagnostique une psy­
chose chronique, schizoïde, écrit que Mari
Ridai Mdallah ne peut que très partiellement
prendre connaissance de la gravité des faits
qu’il a commis. « Quand je l’évoque au par­
loir, on a l’impression qu’il a juste cassé le bras
de quelqu’un », plaide Alex Vardin. Le
deuxième psychologue parle plus d’altéra­
tion. La troisième expertise est en cours. Le
dossier est au carrefour de la psychiatrie,
mais aussi des stratégies classiques de fémi­
nicides. Treize fois de suite les tribunaux
l’ont estimé éligible au jugement. Quid de la
quatorzième?

« MONSIEUR VOUS TRAQUE? »
La gendarmerie de Saint­Louis détient le seul
groupe de lutte contre les violences intra­
familiales de l’île, encadré par Anny Gour­
don et Svetlana Blaise, formées à la problé­
matique des féminicides. Elles racontent un
territoire dévoré par le machisme et les vio­
lences – il y a 125 dossiers en cours dans la
brigade. Ce jour­là, elles sont à la gendarme­
rie de l’Etang­Salé. Une femme et son fils pa­
tientent à l’accueil. Elle vit à Saint­Louis,
mais ne veut pas être vue par son mari. Che­
veux retenus par une longue queue­de­che­
val, chemisier blanc et talons hauts, elle tra­
vaille dans l’immobilier. « Je dois laisser mon
portable allumé au cas où il m’appelle, il veut
toujours savoir où je suis. » « Monsieur vous
traque? », interroge Anny. « Oui. » Avec ce
simple échange, tout est dit ou presque.
L’audition se poursuit, Nathalie (son pré­
nom a été changé) décrit dix­neuf ans de vio­
lences commencées à la grossesse de son
fils, les mains courantes qu’elle a déposées
dans toutes les villes où ils ont déménagé,
les rendez­vous d’ophtalmo qu’elle prétexte
lorsqu’elle va chez les gendarmes, les bières
que son mari boit au lieu du café au petit dé­
jeuner, toutes les fois où il la force sexuelle­
ment aussi. « Il se croit propriétaire de moi, je
suis coincée, je risque ma vie en restant avec
lui ou en le quittant. Si je porte plainte, que
vous le mettez en garde à vue, c’est fini pour
moi, je vais rejoindre tous ces faits divers

« IL SE CROIT 


PROPRIÉTAIRE 


DE MOI, JE SUIS 


COINCÉE, JE 


RISQUE MA VIE EN 


RESTANT AVEC LUI 


OU EN LE QUITTANT. 


SI JE PORTE 


PLAINTE, C’EST FINI 


POUR MOI », 


S’AFFOLE NATHALIE


qu’on voit à la télé », s’affole Nathalie. Anny
tente de la convaincre de porter plainte, de
sortir du statut de l’audition en vertu duquel
les gendarmes ne peuvent rien faire : « Vous
êtes en danger madame, tous les voyants sont
au rouge. » Nathalie n’a pas assez d’argent
pour fuir en métropole avec son fils Antoine.
Ils ne sont pas prêts à enclencher une procé­
dure judiciaire. Alors les deux gendarmes
bricolent, et demandent au jeune homme de
leur envoyer tous les jours un texto composé
de deux lettres : « ok », le mari surveillant
toutes les communications de Nathalie.
Après leur départ, à la pause cigarette,
Svetlana se montre inquiète : « Je ne sais pas
si on a beaucoup de temps. Si elle meurt, ça
sera très dur pour nous aussi, de n’avoir pas
réussi à la sortir. » Anny : « Ici, les hommes
sont élevés comme des rois. Il y a un dicton
que disent les mères : “Ramassez vos poules, je
sors mon coq” ». Cette stratégie d’annexion
des femmes, puis de destruction lorsqu’elles
tentent de s’échapper, est à l’œuvre dans les
cinq féminicides qui ont eu lieu sur l’île
en 2018. Particulièrement dans le cas de
Marie­Bergerette Hajji.

« IL VA FINIR PAR TE TUER »
Voilà une maison jaune perdue dans la pluie
de l’après­midi, survenue par surprise dès
que l’on emprunte la bien­nommée route
des colimaçons. Des dizaines de virages en
épingle pour atteindre les 1 000 mètres d’al­
titude et le village de Trois­Bassins, où rési­
dent Christine et Reynald Grondin. Dans le
salon, il y a un feu de cheminée en juillet, et
la radio joue les vieux tubes de l’île.
Sur le mur attenant trône le portrait plasti­
fié de Marie­Bergerette, souriante, cheveux
bouclés : c’est la sœur adoptive de Reynald.
Christine a vu Marie­Bergerette, documenta­
liste à la communauté de communes, souffrir
d’une relation difficile : son précédent com­
pagnon n’était pas célibataire. « Elle s’est con­
solée en s’inscrivant sur un site de rencontres. »
Elle y fait la connaissance de Sofienne, un
« Tunisien de la rue », qui « souffre d’une per­
ception rétrograde de la femme », selon l’avo­
cate de ce dernier, Amel Khelifi. Ils se marient
en Tunisie, il vient vivre avec elle dans un pe­
tit appartement des hauteurs de Saint­Paul.
Christine raconte sa belle­sœur qui dispa­
raît, happée par son conjoint, son bras tordu
en attelle, son visage tuméfié, Marie­Berge­
rette qui ne se plaint pas : « Je lui ai dit “Il va
finir par te tuer”, elle disait que c’était pas
grave, elle avait trop peur de le perdre. » Six
mois avant les faits, le jeune homme – il a
33 ans, elle en a 43 – a publié, selon Christine,
ce statut sur son profil Facebook : « Je suis
avec une vache qui n’arrive même pas à faire
d’enfant. » Christine le lit, tente d’en parler à
Marie­Bergerette, qui le défend encore, cela
serait la honte vis­à­vis de sa famille de ne
pas être père. Elle finit par tenter de le quit­
ter, mais elle revient. Un dimanche où elle a
ses règles, elle appelle les pompiers pour un
« accident » avec de l’huile, en préparant le

repas. Elle est brûlée sur la moitié du corps.
Avec de l’alcool à brûler et après le dîner,
constateront les enquêteurs.
Après trois semaines de coma, Marie­Ber­
gerette meurt de ses blessures. Sofienne est
là aux obsèques, il pleure sur sa tombe, y dé­
pose des roses bleues. Cinq mois plus tard, il
est mis en examen par la juge d’instruction
du tribunal de Saint­Denis pour violences
ayant entraîné la mort sans intention de la
donner, et pour violences sur conjoint.
Laissé libre sous contrôle judiciaire, il vit dé­
sormais en métropole, en attendant son pro­
cès. Marie­Bergerette a été enterrée sous son
nom de jeune fille : Baltimor.
La pluie a cessé, la brume s’est levée, le so­
leil irradie la mer que l’on aperçoit en contre­
bas. Christine est adossée à son portail, l’air
las. « La mort de Marie­Bergerette, c’est trop
dur. Ça commence à bien faire, ce massacre de
femmes. On n’est pas censée mourir brûlée
parce qu’on essaie de se séparer d’un mari
violent, ça suffit. » Christine et sa famille ont
tout vendu : la maison avec la vue, la voiture
qui campe dans le garage, les meubles. Dans
deux semaines, ils déménagent à 10 000 ki­
lomètres de là, en Charente.

SIGNES AVANT-COUREURS
Les cinq féminicides de 2018 à La Réunion
ont pour point commun d’être faiblement
apparus sur les radars des autorités. Une sta­
tistique de la préfecture : 91 % des violences
conjugales à La Réunion ne sont pas détec­
tées. Comment protéger des femmes qui
perçoivent à peine la domination dont elles
sont victimes, tant elles l’ont intégrée?
Là encore, la première histoire, celle de Gra­
ziella Martinotti est instructive. Benoît Ber­
nard est l’énergique vice­procureur de Saint­
Pierre, ancien référent violences conjugales
du tribunal de Valence. Les femmes battues,
il connaît. « Vous me parlez de détection des
facteurs de risque d’homicide, mais moi dans
ce dossier, je ne vois rien, pourtant, c’est pas
faute d’avoir cherché », s’exclame­t­il, en
montrant le compte rendu de l’enquête de
flagrance sur l’assassinat de Saint­Louis. « Ce
dossier, il a une charge particulière pour nous.
Il faut imaginer ce que cela fait de voir un petit
jouer sur le cadavre de sa mère, un autre avec
du sang sur lui dans le camion des pompiers,
le sang de ses parents. » Le magistrat cherche
à comprendre : pas le déroulé des meurtres,
assez vite établi grâce au témoignage de Léo,
mais les signes avant­coureurs, ce que les
autorités ont raté, pour que deux petits gar­
çons passent toute une nuit avec trois morts.
Dans cette affaire, un oncle éloigné de
Mickaël Payet sera jugé. Jean­Noël Ethève, un
agriculteur de la plaine du Gol, est planteur
de canne à sucre. Un mois après les faits, vers
7 heures, un hélicoptère se pose dans le
champ attenant à sa maison. En sortent des
gendarmes venus l’interpeller et le mettre
en garde à vue pour « complicité d’assassi­
nat ». Jean­Noël Ethève ne se défend pas, il s’y
attend : il a vendu son revolver à l’auteur du
double meurtre.
« Mickaël est venu me voir pour me dire qu’il
voulait acheter une arme, pour tuer des
chiens errants qui faisaient du bruit dans sa
propriété », déclare Jean­Noël Ethève, qui y
voit l’opportunité de prendre un « petit
billet », en achetant à l’un de ses camarades
de la « balance » (l’endroit où se fait la pesée
de canne à sucre) un revolver pour
500 euros. Cent euros supplémentaires pour
la revente à Mickaël, puis un rendez­vous sur
un parking de la zone commerciale, l’arme
enroulée dans un chiffon, et cette question :
« C’est pas pour faire le couillon au moins? »
Le vieil agriculteur est depuis renvoyé de­
vant le tribunal correctionnel de Saint­Pierre
pour « cession illicite d’arme ». En face, c’est
Benoît Bernard qui va soutenir l’accusation,
le 19 septembre. La mise en examen pour
complicité d’assassinat est tombée : « On n’a
pas réussi à établir qu’il savait ce que Mickaël
prévoyait de faire, mais on veut quand même
envoyer un signal fort : quand un proche en
pleine séparation cherche à acheter une arme,
il ne faut pas la lui vendre. »
Comme une éclaircie, en 2019, aucune
femme n’a pour l’instant été assassinée par
son compagnon. En revanche, au mois de
mars, trois enfants sont morts dans la ville
du Port, tués par leur père qui ne parvenait
pas à atteindre leur mère.
lorraine de foucher

Anny Gourdon
et Svetlana Blaise (à g.),
à la gendarmerie de
Saint­Louis,seul groupe
de lutte contre les
violences intrafamiliales
de La Réunion, le 19 août.
Poupées et dessins
d’enfants (à d.), dans
les bureaux du poste
de Saint­Louis.
LAIA ABRIL POUR « LE MONDE »
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