Cerveau et Psycho N°113 – Septembre 2019

(Ron) #1
DÉCOUVERTES Grandes expériences de neurosciences
ROGER SPERRY, LA DÉCOUVERTE DU CÂBLAGE CÉRÉBRAL

étayer ses hypothèses. Le neurochirurgien
Joseph Bogen raconte que son collègue était sou-
vent assis dans son bureau, les jambes sur la
table, en pleine réflexion ou en train de griffon-
ner dans son carnet.
En 1981, la persévérance et les idées de Sperry
furent récompensées par le prix Nobel de physio-
logie ou de médecine « pour sa découverte de la
spécialisation fonctionnelle des hémisphères céré-
braux ». Mais il ne reçut que la moitié du prix :
l’autre partie fut remise à David Hubel et Torsten
Wiesel pour leur exploration du système visuel.
« L’intense plaisir et les sensations dans mon cer-
veau droit surpassent les mots que mon cerveau
gauche est capable de trouver pour vous les expri-
mer », annonça Sperry lors de son discours.
Toutefois, il ne le prononça pas lui-même, n’ayant
pas pu assister à la cérémonie de remise des prix
en Suède pour des raisons de santé.

QU’EST-CE QUE LA CONSCIENCE?
Sperry ne se reposa pas sur ses lauriers,
même après ce grand hommage. Il se consacra
ensuite à la question qui l’accompagnait depuis si
longtemps : comment naît la conscience? Il la
croyait enracinée dans le cerveau, et se démar-
quait ainsi des idées comportementalistes de
l’époque. Néanmoins, il pensait que la conscience
ne peut pas être réduite à des activités neuro-
nales, parce qu’elle présente aussi des propriétés
« émergentes » qui ne s’expliquent pas par les
seules fonctions isolées du cerveau.
De plus en plus affecté par une maladie neuro-
dégénérative rare, Sperry se consacra presque
exclusivement à l’écriture philosophique. À la fin
de la soixantaine, il ne donnait plus de conférences
car il parlait difficilement. En 1984, il prit sa
retraite, mais travailla sans relâche sur un dernier
manuscrit. Dix ans plus tard, le 17 avril 1994, il
s’éteignit à l’âge de 80 ans. Mais pour de nombreux
scientifiques, notamment le neurologue américain
Michael Gazzaniga, il reste « peut-être le plus grand
chercheur sur le cerveau de tous les temps ». £

Joseph Bogen, neurochirurgien au White Memorial
Hospital de Los Angeles, ordonnait dans certains
cas la séparation du corps calleux de patients souf-
frant de crises épileptiques graves. L’idée était
d’empêcher la tempête électrique déclenchant les
crises de se propager d’un hémisphère à l’autre.
Sperry avait déjà constaté que les patients ayant le
cerveau coupé en deux réussissaient à vivre sans
crises, lesquelles peuvent être mortelles, et que
dans l’ensemble, ils ne semblaient pas affectés par
la chirurgie. Mais parfois, certains sujets se com-
portaient de façon étrange... Par exemple, un
patient voulait remonter son pantalon avec sa main
droite, tandis qu’il le descendait avec la gauche. Un
autre, en colère contre sa femme, tentait de la frap-
per de la main gauche, alors qu’il essayait en même
temps de la protéger avec la droite.


« L’HÉMISPHÈRE GAUCHE PARLE,
L’HÉMISPHÈRE DROIT PENSE »
Ce furent donc Sperry et son collègue, Michael
Gazzaniga, qui révélèrent les conséquences de la
séparation des deux hémisphères cérébraux en
faisant passer quelques tests aux patients opérés.
Par exemple, ils plaçaient les sujets devant deux
écrans, puis leur montraient une tasse à café sur
celui de droite ; les patients la nommaient correc-
tement. Mais quand l’image d’une fourchette
apparaissait sur l’écran de gauche, ils en étaient
incapables. Les chercheurs conclurent que les
hémisphères cérébraux sont extrêmement spécia-
lisés ; le gauche traite davantage les données ana-
lytiques, mathématiques et linguistiques, tandis
que le droit est plus efficace dans la perception
spatiale, le raisonnement non verbal, la prise de
décision et la détermination d’actions.
Aujourd’hui, on sait que les deux moitiés du
cerveau remplissent bien des fonctions distinctes,
mais jusqu’à un certain point... Car une partie des
données se croisent quand même. Par exemple, le
contenu du champ visuel gauche est traité dans
l’hémisphère droit. Chez les patients au cerveau
scindé, cependant, les deux moitiés du cerveau ne
pouvaient plus communiquer. Les informations du
champ visuel gauche atteignaient donc seulement
l’hémisphère cérébral droit, qui n’est pas doté de
la parole ; voilà pourquoi les sujets ne pronon-
çaient pas le mot fourchette. Néanmoins, ils réus-
sissaient à attraper l’ustensile avec leur main
gauche, contrôlée par le cerveau droit.
En tant que chercheur, Sperry fit preuve de
beaucoup de patience et de persévérance, voire
d’une grande méticulosité. Nombre de ses études
sommeillèrent dans son tiroir pendant des
années avant qu’il ne les publie. Car à maintes
reprises, il effectuait de nouveaux tests pour


Bibliographie

J. E. Bogen, Roger
Wolcott Sperry
(20 August 1913–17
April 1994), Proceedings
of the American
Philosophical
Society, vol. 143,
pp. 491-500, 1999.
T. J. Voneida, Roger
Wolcott Sperry.
20 August 1913–17
April 1994 : Elected
For.Mem.R.S. 1976,
Biographical Memoirs
of Fellows of the
Royal Society, vol. 43,
pp. 463-470, 1997.
R. W. Sperry,
Chemoaffinity in
the orderly growth
of nerve fiber patterns
and connections,
Proceedings of the
National Academy
of Sciences of
the USA, vol. 50,
pp. 703-710, 1963.

200 MILLIONS


DE FIBRES NERVEUSES
composent le corps calleux, le faisceau qui permet aux deux hémisphères cérébraux
d’échanger des informations.
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