DOSSIER QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE
APPRENDRE AVEC SON CORPS
Par exemple, l’enseignement de la géométrie
mobilise la pensée spatiale, c’est-à-dire la capa-
cité à comprendre les relations entre l’espace et
les objets – une compétence qui se révèle impor-
tante pour la réussite scolaire et professionnelle
dans les secteurs scientifiques et techniques. Et
durant les dernières décennies, la capacité de
visualisation spatiale était considérée comme
plus ou moins innée, de sorte que dans l’ensei-
gnement actuel, les enseignants supposent géné-
ralement que l’élève peut déjà bien penser dans
l’espace – ou si ce n’est pas le cas, qu’il n’y a pas
grand-chose à y changer. Mais c’est faux, comme
l’a montré une métaanalyse de l’équipe autour de
David Uttal, de l’université Northwestern,
en 2013. « La pensée spatiale peut être améliorée
par une formation de courte durée », ont conclu
les chercheurs après avoir passé au crible
217 études chez des enfants et des adultes.
DES ROTATIONS MENTALES
TRÈS PHYSIQUES
La psychologue Sharlene Newman a donné à
des enfants de 8 ans un jeu dans lequel ils
devaient construire des bâtiments avec des blocs
de bois le plus rapidement possible. Or, après seu-
lement deux heures et demie de formation, les
petits ont été en mesure de mieux résoudre les
tâches de rotation mentale. En même temps, leur
activité cérébrale a changé : ils utilisaient de plus
en plus les régions associées au raisonnement
spatial. Ce n’était pas le cas pour le groupe témoin
qui avait joué au Scrabble.
Certes, on manque souvent de temps en
classe pour essayer de nouvelles méthodes, ou
de connaissances concrètes sur la façon de
transmettre le contenu de l’apprentissage avec
le corps. Peut-être que les enseignants des pays
occidentaux ont aussi des réserves plus ou moins
conscientes. Après tout, la pédagogie est enra-
cinée dans la philosophie, dans laquelle le corps
et l’esprit sont strictement séparés depuis des
siècles. En France, René Descartes (1596-1650)
a jeté les bases de cette division dans son
Discours de la méthode, dès 1637. Le philosophe
a décrit le corps comme une machine matérielle
suivant les lois de la nature. L’esprit, en revanche,
est immatériel et donc indépendant des limites
physiques du corps. John Locke (1632-1704) et
Emmanuel Kant (1724-1804) ont à leur tour
poursuivi la dichotomie cartésienne. Leurs prin-
cipes ont perduré même dans le rationalisme du
XXe siècle, bien qu’ici l’esprit ait été remplacé par
la « raison » (la capacité humaine à penser).
Dans cette tradition, en 1974, le cognitiviste
et philosophe Jerry Alan Fodor a décrit l’esprit
humain comme un ensemble d’opérations arith-
métiques du cerveau, représentées comme des
modules, le cerveau correspondant grosso modo à
un ordinateur. Un point de vue similaire a été
adopté par son collègue Zenon Pylyshyn en 1984 :
lui considérait la langue comme un pur phéno-
mène de l’esprit, un système à unités symboliques
découplé de la perception sensorielle. Aucun de
ces scientifiques du XXe siècle n’a permis au reste
du corps d’exercer une influence significative sur
les processus mentaux comme l’apprentissage
d’un langage ou même des mathématiques. Bien
qu’ils aient par la suite formulé leurs positions
avec plus de nuance, voire révisé leurs positions,
leurs théories initiales sont restées dans les esprits
et continuent d’influencer l’éducation scolaire.
SANS CORPS, PAS DE PENSÉE!
Au cours des vingt dernières années, une nou-
velle perspective s’est développée : la théorie de
l’incarnation. Selon elle, l’esprit n’est pas une
construction abstraite, une entité qui travaille
avec des symboles séparés du corps. La cognition
incarnée (en anglais, embodied cognition) consi-
dère les processus cognitifs comme profondé-
ment enracinés dans les interactions du corps
avec l’environnement, selon les propos de la psy-
chologue Margaret Wilson, de l’université de
Californie, dans une revue très citée.
Dans un certain nombre de disciplines de
recherche – y compris la philosophie, la linguis-
tique et la pédagogie – la perspective de l’incar-
nation a amorcé un changement de cadre de
Après avoir manipulé
des cubes en bois pour
construire des petits
bâtiments, les enfants sont
plus performants dans des
tâches de rotation mentale
comme ceux que l’on
mobilise dans les exercices
de géométrie...