Cerveau et Psycho N°113 – Septembre 2019

(Ron) #1

DOSSIER QUAND LE CORPS STIMULE LA PENSÉE


J’Ai uN CORPS, DONC JE PENSE

à notre corps ». D’un point de vue neurobiolo-
gique, ce sentiment fondamental provient de
l’échange constant entre, d’une part, le tronc
cérébral et le diencéphale et, d’autre part, l’orga-
nisme entier – via la moelle épinière, les nerfs
crâniens et le système nerveux autonome. « En un
sens, la conscience centrale fournit des informa-
tions sur l’état actuel de nos vies », explique le
chercheur. Le cerveau est autant influencé par les
processus régulateurs du corps qu’il ne les
influence. Selon Fuchs, même cette conscience
très basique est le résultat global de l’ensemble
de ces événements dans tout le corps et ne saurait
pour cette raison être en aucun cas réduite à un
simple produit du cerveau.
En partant de la sensation de base pour s’éle-
ver progressivement de plus en plus haut dans
les niveaux d’expérience consciente, chacun peut
le remarquer aisément : des émotions comme la
joie ou la peur sont aussi des états qui impliquent
presque tout le corps, aussi bien les membres que
les organes. En réaction à une situation dange-
reuse, des structures limbiques comme l’amyg-
dale déclenchent un sentiment de peur. Mais
comme on le sait depuis longtemps, ce n’est là
que la moitié de l’affaire. L’organisme entier est
innervé par le système nerveux autonome. Le
cœur bat plus vite, nous respirons plus vite, nous
commençons à transpirer, peut-être même notre
gorge se serre et nos jambes se mettent à trem-
bler – et c’est cela qui ferait naître le sentiment
de peur.
Du point de vue du neuroscientifique
américano -portugais Antonio Damasio, toutes les
émotions contiennent une sensation dynamique
de l’état du corps qui change sous l’influence de
certaines expériences. Les sentiments « nous
donnent un aperçu de ce qui se passe dans notre
chair », a résumé Damasio dans son livre L’erreur
de Descartes.
Même à partir de l’estomac et des intestins,
le cerveau reçoit constamment des signaux,
comme le souligne le neurogastroentérologue
Peter Holzer, de l’université de médecine de
Graz, dans une synthèse publiée en 2016. Ces
informations ne servent pas seulement à réguler
les fonctions vitales du corps. Une partie d’entre
elles accède aux structures corticales limbiques
et influence de cette façon notre pensée et nos
sentiments, explique Holzer. En raison de l’inté-
roception (voir la définition en haut à droite),
c’est-à-dire la capacité à percevoir les signaux
internes de notre corps (comme les battements
cardiaques ou les mouvements de l’intestin), il
s’ensuit un véritable sens « viscéral » issu direc-
tement du centre de notre corps.


De nombreux exemples montrent comment le
corps soutient notre pensée. Dans une étude
publiée en 2010, les chercheurs ont montré que
si l’on paralyse temporairement, par l’injection de
botox, les muscles situés sous la peau du front qui
servent à froncer les sourcils, il devient plus dif-
ficile de comprendre les passages d’un livre qui
expriment des émotions négatives! Par exemple,
lorsque le texte décrivait une situation où le héros
devait dire adieu définitivement à son ami, le lec-
teur au front botoxé passait sur cet extrait très
rapidement, comme s’il en était moins concerné
ou touché. Il semble donc que dans des circons-
tances normales, la rétroaction du corps, par
exemple sous la forme d’un froncement de sour-
cils plus ou moins perceptible, contribue à la
compréhension.

LE CORPS AIDE À COMPRENDRE LE MONDE
En fait, les cellules grises auraient toutes les
peines du monde, si elles étaient livrées à elles-
mêmes, à créer des perceptions conscientes
comme celle d’une prairie, ou à interpréter cor-
rectement des informations visuelles. Tout sim-
plement parce que l’expérience visuelle est liée
dès le départ – dès qu’un être vivant voit les pre-
miers rayons de lumière dans le monde – à l’acti-
vité motrice. Les biologistes du développement
Richard Held et Alan Hein, de l’institut tech-
nohlogique du Massachusetts, l’ont prouvé il y a
des décennies au moyen d’une expérience qui a

Notre conscience


résulte d’échanges


constants entre


le cerveau


et l’organisme


tout entier, via


la moelle épinière


et les nerfs crâniens. © Yousun Koh, d’après R. Held et A. Hein


: Movement-produced stimulation in the development of visually guided behavior,

Journal of comparative and physiological psychology

, vol. 56, pp. 872-876, 1963, fig. 1.

INTEROCEPTION

Perception interne
de notre propre corps.
On distingue
la proprioception –
qui nous renseigne
sur la position et les
déplacements de
notre corps – et
la viscéroception,
qui nous fait ressentir
l’activité de
nos organes.
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