cognitives de l’École normale supérieure de Paris,
soupçonnent aujourd’hui que ce sentiment spéci-
fique de soi ne vient pas uniquement du cerveau.
Il serait possible, selon leur thèse, que les signaux
du cœur soient fondamentaux pour faire l’expé-
rience de la perspective subjective.
Les chercheurs ont étudié l’activité cérébrale
de leurs sujets par encéphalographie magné-
tique (MEG), une technique qui offre non seule-
ment une bonne résolution spatiale, mais égale-
ment une résolution temporelle élevée, de moins
d’une milliseconde. Les volontaires étaient cen-
sés laisser vagabonder leurs pensées, mais à
certains moments, ils devaien t indiquer s’ils
étaient en train de vivre des choses depuis leur
perspective personnelle, « en première per-
sonne » et non vus de l’extérieur. Par exemple, si
quelqu’un pense : « J’ai faim », le « Je » est plus au
premier plan que s’il se dit : « Il pleut dehors ».
En même temps, les chercheurs ont examiné la
force avec laquelle le cerveau enregistre ses
propres battements cardiaques à ce moment-là.
Il s’agit de réactions neuronales mesurables
dans une zone du cerveau nommée cortex pré-
frontal ventromédian, et qui interviennent
quelques centaines de milli secondes après
chaque contraction du muscle cardiaque.
Les chercheurs ont ainsi constaté que la
réponse du cerveau aux battements du cœur était
d’autant plus forte que les sujets réfléchissaient
plus intensément selon une perspective en pre-
mière personne. La même observation était réa-
lisée lorsque les sujets devaient essayer de remar-
quer un stimulus optique difficilement
perceptible : plus les signaux cardiaques recueil-
lis par le cerveau étaient intenses, plus ils avaient
tendance à appuyer sur une touche indiquant :
« J’ai perçu le stimulus optique ». Pour l’heure,
Tallon-Baudry et ses collègues reconnaissent qu’il
n’y a là qu’une corrélation, et non la preuve que
le battement du cœur active la conscience de soi.
Ce qui ne les empêche pas de faire des hypo-
thèses : le cœur et éventuellement d’autres
organes comme l’intestin pourraient représenter
une source stable de signaux pour le cerveau,
fournissant un « cadre de référence subjectif »
pour l’expérience consciente. Et apparemment,
ce serait le cas même pour les perceptions sans
grande implication émotionnelle.
L’image du cerveau en tant qu’entité de
contrôle totalitaire s’est en grande partie fissurée.
Bien qu’en un sens notre cerveau soit l’ordinateur
central, il n’est pas le seul endroit où les informa-
tions sensorielles sont rassemblées et évaluées.
La périphérie du corps est également soumise à
des calculs complexes, comme ceux que l’on
connaît déjà au sein du cortex cérébral, expliquent
Andrew Pruszynski et Roland Johansson, de
l’université suédoise d’Umeå. Le bout des doigts
ne fait pas qu’informer le cerveau des simples
contacts avec les objets. Comme le suggère une
étude réalisée par les deux physiologistes
en 2014, les cellules nerveuses qui s’y trouvent
évaluent de façon autonome la forme de l’objet
touché. Elles codent ainsi l’orientation des coins
des objets sous forme d’intensité et de synchroni-
sation des impulsions électriques qu’elles
génèrent elles-mêmes. De même, les neuroscien-
tifiques savent depuis longtemps que la rétine
détermine les bords et les contours des objets, et
que les neurones du cerveau ne sont pas les seuls
impliqués dans cette tâche.
Le cerveau est probablement une condition
nécessaire à l’expérience subjective, mais en
aucun cas suffisante. Voir consciemment,
entendre, sentir et penser est à chaque instant
une réalisation de l’être vivant dans son ensemble.
Pour que notre cerveau ait une « conscience dans
une cuve », notre scientifique fou devrait utiliser
son superordinateur pour simuler complètement
la relation dynamique du cerveau à son environ-
nement. Mais cela signifierait aussi, selon le phi-
losophe Alva Noë, lui fournir au moins virtuelle-
ment un corps complet – un « agent complet »,
comme l’appellent les scientifiques cognitifs. Et
cet agent devrait être en mesure de réagir de
manière presque aussi personnalisée et différen-
ciée que nous le faisons les uns et les autres, avec
nos corps uniques. £
Bibliographie
C. Tallon-Baudry et al.,
The neural monitoring
of visceral inputs, rather
than attention, accounts
for first-person
perspective, conscious
vision, Cortex, vol. 102,
pp. 139-149, 2018.
S. U. Koenig et al.,
earning new
sensorimotor
contingencies:
effects of long-term
use of sensory
augmentation on
the brain and conscious
perception, PLoS One,
vol. 11, e0166647, 2016.
P. Holzer, Interoception
and gut feelings:
unconscious body
signals’impact on brain
function, behavior
and belief processes,
in H. F. Angel et al.,
Processes of Believing:
The Acquisition,
Maintenance, and
Change in Creditions,
Springer, 2017.
Lorsqu’on injecte du botox dans les muscles du visage qui expriment
une émotion, ces muscles deviennent inertes et il devient plus
difficile de ressentir de cette émotion.
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