Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

l’islam... Les canevas d’analyse classique
des terroristes – une certaine progres-
sivité dans la radicalisation, un appren-
tissage des pratiques violentes – ne
fonctionnent pas avec eux, comme l’ont
constaté les services de renseignement.
Il est ainsi difficile d’évaluer le risque
qu’ils passent à l’acte et commettent
un attentat. Je parle ici des sujets que
j’ai suivis, dont la radicalisation s’est
manifestée par une consommation
effrénée de documents de propagande,
mettant en scène la violence de l’État
islamique, ce qui n’englobe pas tous
ceux qu’on dit « radicalisés ».


En quoi la proposition de Daech
était-elle particulière ?
S. R. : Sa vision du monde a résonné
dans notre monde d’images. Si l’on


compare avec l’attrait qu’une autre
organisation terroriste, comme
Al-Qaïda, a pu exercer, on peut consta-
ter que l’État islamique a attiré ces per-
sonnalités en raison de sa dimension
apocalyptique. L’autorisation de porter
atteinte à soi-même comme à autrui
a été plus large. Permis est donné de
tuer un policier, un prêtre, vos propres
parents, s’ils ne respectent pas votre
vision du monde. L’assimilation entre
cibles personnelles et cibles idéolo-
giques est rendue possible.

Comment parvenez-vous
à les faire parler ?
S. R. : Assez facilement, malheureuse-
ment, étant donné les horreurs qu’ils
me racontent. Faire mal à des humains
leur paraît une telle évidence qu’ils

n’ont pas de réticence à en parler. Ils
n’ont pas de filtre. L’altérité n’exis-
tant pas, ils n’imaginent pas que ce
qu’ils disent puisse heurter. La limite
de l’humanité est absente, chez eux.
Ils m’ont décrit des massacres sur un
mode anatomique. La personne qui se
fait découper n’est pas une personne.

Comment les soigner ?
S. R. : En acceptant, déjà, de les prendre
en charge. Par des dispositifs de discus-
sion adaptés – je ne les installe pas sur
un divan et n’attends pas qu’ils parlent
seuls –, on essaie de faire émerger chez
eux une subjectivité. Petit à petit, on
devient leur mémoire. On leur per-
met de laisser une trace, autrement
qu’en voulant perpétrer un attentat et
passer sur BFM-TV. Pour le thérapeute,
c’est difficile. Il faut survivre aux récits,
tolérer sans représailles les attaques du
sujet, les attaques qu’il dirige contre le
lien noué. Il faut marteler sans cesse que
l’humain est la seule chose qui vaille.
Les perspectives de contre-discours
sont vaines. Nous ne sommes pas là
pour les rééduquer, ce ne serait que
produire une nouvelle aliénation. Ce
n’est pas à nous de proposer la bonne
vision de l’islam ou de marteler les
valeurs républicaines. Il faut les accep-
ter comme ils sont. C’est dur, mais
nous sommes obligés de les prendre
là où ils en sont, d’accepter d’entendre
des abominations. L’approche avec
ces détenus ne peut pas être unique-
ment sécuritaire. Avec le temps, l’admi-
nistration nous entend davantage sur
ce point.

Que nous disent ces jeunes
sur notre société ?
S. R. : Ils sont le reflet du règne absolu
du corps et de l’image. Ils portent le
signe d’une modernité qui a du mal à se
mettre en mots, qui passe par l’image
plutôt que par les récits. Ils nous disent
aussi que notre époque est marquée
par le trash. U
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