Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

À l’aise thèse


Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner.
Sabine Riss, psychologue clinicienne, vient de soutenir la sienne après avoir
suivi en thérapie des dizaines de jeunes hommes détenus dans les prisons
de la région marseillaise pour des faits de radicalisation.
Propos recueillis par SYLVIE FAGNART – Illustration GRÉGOIRE GICQUEL pour Causette

Causette : Comment a débuté votre
étude des personnes poursuivies
et/ou condamnées pour détention
de vidéos terroristes ?
Sabine Riss : Avant d’être chercheuse,
je suis psychologue dans l’administra-
tion pénitentiaire depuis sept ans. J’ai
eu l’occasion de suivre des islamistes
détenus dans les quartiers ultra sécu-
risés des prisons, condamnés pour des
faits de terrorisme « classiques » : des
financeurs d’Al-Qaïda ou des anciens
du Groupe islamique armé (GIA). Puis
j’ai vu émerger, chez certains détenus
de droit commun, une fascination pour
Mohammed Merah et pour la force
narrative de l’État islamique. En com-
parant ces expériences, j’ai constaté
que les détenus de droit commun sen-
sibles à cette propagande n’avaient
strictement rien à voir avec les « terro-
ristes classiques ». Ces derniers font
la démonstration d’une pensée très
structurée. Ce sont des historiens de
l’idéologie, dans lesquels ils s’ancrent
fortement. Alors que les « fascinés de
Daech » relèvent plutôt du champ de
la psychose. Ils ont été happés, puis
dissous par la trame narrative et visuelle
de l’organisation terroriste. J’ai voulu

mettre en évidence qu’il ne s’agissait
pas là d’islamisme, au sens de l’idéo-
logie politique. Les personnes que j’ai
rencontrées ne sont pas en mesure
d’en maîtriser les ressorts.

Quels sont les profils que
vous avez pu analyser ?
S. R. : Il s’agit de personnalités ravagées.
Dans ma thèse, je les appelle « ago-
niques » ; ils se situent entre la vie et

la mort. Ces sujets ont connu des trau-
matismes précoces, pour certains liés
à des abandons ou à de la maltraitance
dès leur entrée dans la vie. Tous ont
fait l’expérience de la solitude, dès la
plus petite enfance. Personne ne leur

a traduit le monde. Coincés dans leur
impasse existentielle, ils ont été captés
par le discours et surtout par les images
proposées par Daech. Pour eux, cette
rencontre relève du mystique. Comme
une révélation, une illumination. Ils
ont assimilé ce discours de façon brute,
sans possibilité d’en formuler une ana-
lyse. Ils ont un rapport d’évidence totale
avec ces idées. Ce qui se trouve hors de
leurs pensées n’existe pas. Leur point
commun, c’est leur fascination pour
les atteintes aux corps humains.

Comment cette attraction
se manifeste-t-elle ?
S. R. : Ils ont regardé davantage de
vidéos de décapitation que de prêches
religieux. Parmi eux, il y a des adeptes
des snuff movies [films montrant la torture
et la mort d’une personne, ndlr]. Certains
m’ont parlé de films qu’ils ont cherchés
et visionnés, montrant les charniers
des camps d’extermination nazis. L’un
d’entre eux est poursuivi pour déten-
tion de vidéos terroristes, mais aussi
de contenus pédopornographiques. Par
cet exemple, on voit que leur adhésion
au discours de Daech ne leur fait pas
pour autant respecter les préceptes de

Inconscients

radicalisés

“Les ‘fascinés de Daech’
relèvent du champ
de la psychose. Ils ont
été happés, puis dissous
par la trame narrative et
visuelle de l’organisation
terroriste”
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