Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1

insultes, coups... Si le mouvement #PasDeVague
révèle les difficultés des enseignant·es, il pointe
surtout le mutisme de l’institution. « Le message
principal ne vise pas tant à dénoncer ces violences
[que] l’(in)action de la hiérarchie (rectorat, conseil
de discipline) face à celles-ci. Quelques comptes par-
ticulièrement véhéments utilisent des termes tels que
“omerta” et “culture du silence” », confirme une
étude du Sénat.
Une « culture du silence » que fustige éga-
lement Nicolas Glière, enseignant et porte-
voix des #StylosRouges, ce mouvement né mi-
décembre sur Facebook – il compte aujourd’hui
69 000 membres –, dans le sillage des « gilets
jaunes ». « Lorsqu’un enseignant fait remonter un
problème, son chef d’établissement va généralement
minorer les faits en lui disant qu’il vaut mieux “ne
pas faire de vagues” – pour ne pas nuire à l’image de
l’établissement, et donc à sa carrière », résume ce
prof. Qui prévient : « Toute cette colère contenue
est aujourd’hui en train de sortir. »


Coups de pression
Mais si l’institution n’aime pas qu’on fasse
des vagues en interne, elle aime encore moins
qu’on en fasse en public. Après Sophie Carrouge,
c’est Sébastien Rome, directeur d’une école
primaire dans l’Hérault, qui a reçu une « lettre
d’admonestation » pour avoir critiqué la réforme
Blanquer dans les médias (lire Causette #101). En
novembre 2018, une enseignante stagiaire s’est,
elle, risquée à raconter sur Twitter la formation sur
l’« e-réputation » reçue dans son École supérieure
du professorat et de l’éducation (ESPE). « Nous
avons lu des blogs et tweets de profs qui évoquent les
conditions difficiles du métier. Puis nous avons dû
chercher les textes qui indiquent que les profs n’ont
pas le droit de s’exprimer sur ces sujets sur le Net »,


écrivait-elle, se demandant « si le fait [d’en] parler
risqu[ait] de [lui] attirer des ennuis ». Le 6 mai,
verdict : « Mon inspecteur est venu aujourd’hui me
parler de mon activité sur Twitter, plus remarquée
que je ne l’imaginais, en particulier pour mes propos
concernant les formations de l’ESPE. [...] La sanc-
tion disciplinaire a été évoquée », témoigne-t-elle.
Malgré nos demandes d’entretien, le rectorat
n’a pas répondu.
Quelques semaines plus tard, à l’autre bout de
la France, c’est au tour d’Adam*, enseignant actif
sur Twitter et chroniqueur à ses heures, d’avoir
des déboires avec sa hiérarchie. En juin, lorsqu’il
reçoit les résultats de ses vœux d’affectation pour
la rentrée, il découvre qu’il ne retrouvera pas le
poste d’enseignant qu’il occupait jusqu’alors et
qu’aucune de ses demandes n’a été acceptée. Le
logiciel de saisie des vœux ayant connu des bugs,
il croit alors à une erreur. Mais lors de l’entretien
avec son directeur d’académie, surprise ! « On
m’a dit que c’était la machine, qu’il n’y avait rien
à faire. Et là, on a commencé à me parler de ma
présence sur les réseaux sociaux, à me reprocher de
prendre position, à me dire de faire attention... »,
relate Adam, qui dénonce « une mutation forcée
qui ne dit pas son nom ».

“Dossiers gris”
Selon plusieurs syndicats, les pressions de ce genre
se seraient accrues face à la mobilisation contre
la réforme pour une « École de la confiance ».
« L’an dernier, il y a eu beaucoup de rappels à l’ordre
concernant les prises de position sur Internet ou dans
les médias. On n’a jamais reçu autant de leçons de
“loyauté”. Ça nous inquiète beaucoup », confirme
Joëlle Noller, du Syndicat national unitaire des
instituteurs, professeurs des écoles et PEGC
(SNUipp). Une défiance renforcée par l’article 1

Les profs peuvent-ils tout dire?
Si les enseignant·es ont droit à la liberté d’expression, leur statut de fonctionnaire leur impose certaines limites.
Dans l’exercice de leurs fonctions, ils et elles doivent ainsi respecter l’obligation de neutralité et de laïcité. Le
secret professionnel leur interdit aussi de révéler des informations sur un·e élève ou sa famille. Pas question
non plus de partager des informations dont ils et elles auraient eu connaissance dans le cadre de leur métier,
au nom de la discrétion professionnelle.
En revanche, le devoir de réserve, si fréquemment invoqué, n’est pas inscrit dans la loi : c’est ce qu’on appelle
une « construction jurisprudentielle ». Autrement dit, chaque affaire est examinée au cas par cas, selon le sta-
tut hiérarchique de l’agent·e, les circonstances et la nature de ses propos. En théorie, tant qu’on ne verse pas
dans l’injure ou le mensonge, on a le droit de critiquer une politique éducative... à ses risques et périls ? U A. B.
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