Causette N°103 – Septembre 2019

(National Geographic (Little) Kids) #1
PORTRAIT

rue comme ça. Je voulais savoir ce que ça
faisait. Je m’en fichais complètement qu’on
se trompe sur mon genre. Au contraire.
Sauf au lycée, où les garçons qui avaient
les cheveux courts et les idées courtes me
tapaient dessus. » Tout cela, les adultes ne
le remarquent pas. Pas plus que le reste.
« Lolita se demande comment le monde
entier ne voit pas qu’ils forment un couple
avec Humbert. Moi aussi, je me demandais
comment c’était possible que personne ne
remarque rien. J’avais l’impression de ne
pas exister. » C’est pour exister enfin et
dévoiler, à 43 ans, ce lourd secret à ses
parents que Christophe Tison a écrit
son histoire dans Il m’aimait.
Entre-temps, il a, pendant presque
trente ans, tenté de se détruire par tous
les moyens. Quand il parvient enfin à
échapper à son prédateur, à 14 ans, à
la suite d’une hospitalisation durant
laquelle il comprend que sa « vie est

précieuse et que [son] corps lui appar-
tient », il sombre immédiatement dans
la drogue. « J’étais tombé amoureux d’une
fille. Ce qui m’a permis de le “quitter”. Mais
elle m’a fait goûter à l’héro. » Il plonge
pendant huit mois. Arrête. Puis replonge
à 20 ans. « Et là, j’en ai pris pour dix ans
de toxicomanie et d’alcoolisme. » Doubles
vies, mensonges, disparitions. Un cal-
vaire. Qui ne l’empêche pas de faire un
DEA de philo sur « Pascal, Nietzsche et
la pensée de la mort », de travailler tou-
jours, de créer l’émission Tracks sur Arte,
de devenir membre du jury du prix de
Flore et de faire deux enfants. Deux filles
aujourd’hui jeunes adultes. Depuis qua-
torze ans « et demi », il n’a plus touché
à rien. « Et ça ne me manque pas du tout.
La vie a remplacé tout ça. » Bizarrement,
depuis le début, il a toujours voulu s’en

sortir : « Pendant dix ans, j’ai écumé tous
les hôpitaux possibles en criant au secours. »
Sans succès. Son salut viendra des TCC
(thérapies comportementales et cogni-
tives), dans un centre de désintoxication
créé par la regrettée Kate Barry, fille de
Jane Birkin. La méthode Minnesota en
douze étapes l’a sauvé. Étonnamment,
cela coïncide avec le moment où son
père a enfin réussi à lui dire pardon...

En paix
Christophe Tison a désormais fait la paix
avec l’enfant qu’il était. « Longtemps, je
l’ai ignoré. C’était un truc dont j’avais
honte. Longtemps, je me suis apitoyé sur
mon sort. Maintenant, je prends cet enfant
dans mes bras et je le console. Aujourd’hui,
ma seule double vie, c’est la littérature, et
j’ai enfin une image un peu plus positive
de moi-même. »
Le succès annoncé du Journal de
L. devrait achever de
le réconcilier avec lui-
même. Après des mois
d’échanges avec les
ayants droit de Nabokov,
les éditions La Goutte
d’or, qui publient ce
texte (encore un beau
coup de leur part !), ont obtenu leur
aval pour une publication en France et
à l’international. C’est peu dire que ce
n’était pas gagné. Avant même sa sor-
tie en librairie, les éditions Point/Seuil
ont remporté l’enchère sur les droits
en version poche, les droits étrangers
ont été vendus dans deux pays et sont
en cours de négociation ailleurs, et
plusieurs sociétés de production ont
déjà manifesté leur intérêt pour une
adaptation en série aux États-Unis.
Dolores Haze aura sa revanche... U
* Dans le récit de Nabokov, Lolita s’enfuit avec
son nouvel amant, Clare Quilty – un dramaturge
érotomane du même âge qu’Humbert Humbert
et pédophile reconnu – qui veut la forcer à tourner
un film pornographique pour lui.
Journal de L. (1947-1952),
de Christophe Tison. Éditions Goutte d’or,
288 pages, 19,50 euros.

“Longtemps, je me suis apitoyé sur mon
sort. Maintenant, je prends cet enfant
dans mes bras et je le console”

immanquablement, il s’est souvenu
de sa propre histoire. Celle qu’il a racon-
tée en 2004 dans son premier roman,
Il m’aimait. De 9 à 14 ans, Christophe
a été abusé par Didier, un ami de la
famille. « Un homme célibataire, très
drôle, qui aimait beaucoup les enfants
et s’en occupait très bien. » À l’époque,
ses parents évoluent dans le milieu du
théâtre. Esprit de troupe. Vie en commu-
nauté. Années 1970. Les gosses vivent
en liberté. On veille sur eux « de loin ».
Un beau jour, Christophe part camper
avec son frère. Didier les rejoint. Cela
rassure tout le monde qu’un adulte
veille sur eux. « C’est là que ça a com-
mencé, sous la tente. Et j’en ai pris pour
cinq ans », se souvient Christophe Tison.
Cinq années faites de manipulation, de
chantage, de cadeaux qui emprisonnent.
« Il était très fort. Il trouvait toujours des
idées, des prétextes. À la fin, on vivait quasi-
ment ensemble, comme
un petit couple. Il m’a
même offert une mai-
sonnette. Pour lui c’était
un nid d’amour, pour
moi un endroit infernal
à quitter à tout prix. »
Pendant des années,
il n’y parviendra pas. « Comme j’acceptais
ses cadeaux, je me sentais coupable. “Un
enfant malheureux, un enfant martyr
se sent toujours coupable”, dit Truffaut
dans L’Argent de poche. Je crois qu’il a
raison. Et puis il prenait soin de moi, lui.
Peut-être plus que mes parents... Alors j’y
retournais », se désole-t-il. Pendant ce
temps-là, le père a quitté le nid. « Quand
il est parti, ma mère a invité toutes ses
copines. Elles dînaient là, dormaient là. J’ai
été élevé par une communauté de femmes.
Je ne sais pas ce que foutaient les hommes,
mais ils n’étaient pas là. » Pas difficile
pour lui, en écrivant Journal de L., de
trouver sa part féminine. « Jusqu’à 12
ou 13 ans, je ressemblais à une fille. À la
boulangerie on me demandait : “Qu’est-ce
que je vous sers, Mademoiselle ?”. Je
me déguisais en fille. Je sortais dans la

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