place Guérin,
on expose,
on s’amuse,
on se rencontre...
une ambiance teuf. » Les deux comparses se
lèvent, l’ancien directeur d’école va régler et
feuillette la presse locale : « Quelque chose
dans Le Télégramme? » Pleine page dans le
canard, titrée : « Foire aux croûtes. La première
couche ». Sans lever le nez du journal, sourire
en coin : « Eh bien, on ne va pas attendre que
la première sèche pour mettre la deuxième. »
Hilarité dans le troquet. Lui rigole moins : une
dure journée de travail l’attend, à commencer
par une séance de dédicaces.
Épaulé par les historiens locaux Olivier
Polard et André Hascoët, ainsi que par le
photo graphe Jacques Balcon, Bernard Loué-
dec a voulu marquer le coup. Après six mois
de travail, ils signent ensemble
Place Guérin, 150 ans d’his-
toire brestoise, 30 ans de Foire
aux Croûtes (1). Un moyen de
garder la mémoire, ou de com-
prendre les racines populaires
du « village dans la ville ».
« C’est le premier quar-
tier construit en dehors des
remparts de Brest », explique
André Hascoët, auteur de nombreux ouvrages
sur les quartiers de la cité du Ponant. Au milieu
du XIXe siècle, Brest la fortifiée étouffe dans son
corset. La densité de population au kilomètre
carré est le double de celle de Paris, les loyers
grimpent. « Les chantiers vont se multiplier,
avec la construction d’une gare mettant Brest
à une journée de Paris, et le port de commerce,
en 1865. Les autorités locales doivent loger les
ouvriers et la main-d’œuvre supplémentaire
venue de la campagne. C’est une sorte de ZUP
[zone à urbaniser en priorité] avant l’heure »,
relate l’historien. Le quartier Saint-Martin sort
de terre, la place Guérin suit en 1882.
Le brassage entre campagnards plutôt
catholiques et ouvriers de l’Arsenal plutôt
communistes, voire anarchistes, perdure sous
d’autres formes. Crayon à la main et fleur rouge
glissée dans ses cheveux noirs, Ève Teramed
croque la place depuis son stand. « C’est la cour
des miracles, le pire côtoie le meilleur, les bobos
bio fréquentent les alcoolos », souligne-t-elle
avec un air moqueur, avant de poursuivre plus
sérieusement : « Tant que ça dure. Le bourgeois
ne doit pas chasser le populaire. »
Selon les statistiques de l’agence bres-
toise d’urbanisme Adeupa, salariés précaires
et cadres se tirent la bourre à Saint-Martin,
chacun représentant un quart de la population.
Pour Steven Le Roy, journaliste et star locale,
l’inquiétude se situe ailleurs : « Outre les projets
immobiliers de luxe, les studios étudiants ne
doivent pas faire de l’ombre aux familles. »
Toujours selon l’agence d’urbanisme, plus de
la moitié des habitants ont moins de 30 ans,
et plus du tiers seraient là depuis moins de
deux ans. Guérin veut rester populaire, une
parcelle symbolise cet engagement.
Les regards se portent vers « l’Avenir ». Pour
le rejoindre, pas besoin de machine à voyager
dans le temps, il suffit de traverser la place.
Entre deux immeubles d’habitation, un portail
surmonté d’une banderole « Fin du monde, fin
du mois, même combat » mène vers un terrain
en friche. Sur une façade, une fresque monu-
mentale du chanteur brestois Miossec scrute
les allées et venues. Sur le mur d’en face, des
graffitis autonomes et anarchistes annoncent la
couleur : « Nous voulons tout », « Protect your
sisters », « Club Durruti ». L’extrême droite
n’a jamais été bien accueillie ici. Sur les trois
bureaux de vote du coin, scrutin après scru-
tin, le Rassemblement national dépasse
« c’est la cour des
miracles, les bobos
bio fréquentent
les alcoolos. »
dans l’un des six bars de ce carré magique et
poussiéreux de 50 mètres sur 50.
Attablés au PMU Le Royal, haut lieu
des turfistes, gratteurs et clopeurs, Bernard
Louédec et Glaoda Jaouen se contentent d’un
café, ce samedi 1er juin. Avec des Guérinoises
et des Guérinois, ils créent en 1986 l’associa-
tion La Plage Guérin, qui a pour noble mis-
sion d’animer le quartier par tous les moyens
nécessaires. Un an après sa création, en 1987,
vient l’occasion : le centenaire de l’école mater-
nelle et élémentaire, centre de gravité de la
place. Bernard, alors directeur de l’établis-
sement, propose une semaine de festivités.
Une réussite totale à valeur de test : c’est le
début de la Foire aux croûtes.
L’idée trottait dans la tête de
Glaoda, diplômé des Beaux-
Arts de Brest, celle d’une fête
de quartier autour des arts
plastiques et surtout popu-
laires. Casquette de marin
vissée sur la tête et vareuse
sur les épaules, le céramiste a
toujours fui le snobisme des
galeries : « Ça et les salons, ça me gavait, je
préférais exposer dans les bistrots. Venir ici,
c’est se montrer sans prétention. »
Les Croûtes rayonnent bien au-delà du
quartier Saint-Martin. « Cette place n’a pas
toujours eu bonne réputation. Certains l’évi-
taient car ils la voyaient comme sulfureuse »,
explique Bernard, les yeux encore pétillants
des bons moments de la veille. Il poursuit :
« En une journée, on a ici une radiographie
de la société. Le matin, la bourgeoise peut
venir acheter son tableau à côté du punk à
chien. L’après-midi, c’est très famille, et le
soir est davantage le moment des jeunes, avec ››› p. 14
Politis 1558
20/06/
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