Politis N°1558 Du 20 au 26 Juin 2019

(Nancy Kaufman) #1

abdel basset sarout,


héros ou jihadiste?


Icône révolutionnaire pour les uns et terroriste pour les autres, le « gardien de but de la révolution »


est surtout un symbole de cette jeunesse syrienne précipitée dans la guerre.


syrIE


z Jérémie
Sieffert

u


ne icône de la révolution
syrienne s’en est allée. »
C’est par ces mots que la
nouvelle du décès, à l’âge
de 27 ans, d’Abdel Basset
Sarout, blessé deux jours
plus tôt sur le front de
Hama, en Syrie, puis évacué en Turquie, où
il est mort, s’est répandue au matin du 8 juin.
Aussitôt, ce sont des milliers d’hommages qui
lui sont rendus. Sa photo inonde les médias et
ses obsèques à Idlib rassemblent des milliers
de personnes, tandis que des manifestations
sont organisées dans tous les villages de la
zone rebelle du nord de la Syrie et en Turquie,
où vivent nombre de réfugiés syriens. Sur les
réseaux sociaux, les hommages ont pris la
forme de messages, de vidéos ou de poèmes,
comme celui de l’écrivain et dissident historique
syrien Yassine Al-Haj Saleh.
En Europe également les rassemblements se
sont multipliés. Le 16 juin, le groupe Activism
for Syria France, composé de jeunes militants
pacifistes récemment sortis de Syrie, organisait
un hommage à la Parole errante, à Montreuil
(Seine-Saint-Denis). Une centaine de personnes,
pour beaucoup issues de la diaspora, s’y sont
rassemblées dans une émotion palpable, entre
interventions et chants révolutionnaires.
Mais la bataille des récits fait rage. Aux
hommages et aux prières répondent les accu-
sations : Abdel Basset Sarout serait un terro-
riste et un jihadiste lié à Al-Qaida et à Daech.
On ressort des phrases qu’il a prononcées, des
photos de lui devant le drapeau noir de l’État
islamique (EI), des vidéos de chants à la gloire
d’Oussama Ben Laden. On l’accuse également
d’avoir appelé à un « génocide des Alaouites »,
la communauté dont est issu Bachar Al-Assad.
La guerre des discours se décline aussi sur
Twitter et Facebook, où des activistes pro-Assad
ont réussi à faire supprimer de nombreux mes-
sages de soutien pour apologie du terrorisme.
C’est ce qui est arrivé au post Facebook de
Yassine Al-Haj Saleh, pourtant peu soupçon-
nable d’accointances jihadistes, lui qui a passé
seize années dans les geôles d’Assad pour appar-
tenance au Parti communiste.

(1) Auteure
d’Obsession.
Dans les coulisses du
récit complotiste,
Éd. Inculte, 2018.
(2) État islamique.
Le fait accompli,
Éd. Plon, 2016.
(3) « Syria feature :
hope and tragedy of an
uprising. An interview
with Abdul Baset
Sarout », EA Worldwiew,
8 mai 2016.
(4) Du titre de Ziad
Majed : Syrie, la
révolution orpheline,
Éd. Sinbad/Actes Sud/
L’Orient des livres,
2014.

un discours


politique construit,


appelant à l’unité


du peuple contre


le régime.


« Abdel Basset Sarout est un personnage
emblématique, explique l’historienne Marie
Peltier (1), spécialiste des discours complo-
tistes. La propagande d’Assad s’attache à
discréditer les symboles, et Sarout est un
symbole, d’abord, de la mobilisation pacifiste
des débuts, ce qui a beaucoup gêné le pouvoir
syrien, qui cherche donc à le dépeindre comme
un sanguinaire. »
Si la concurrence des lectures est si violente,
et l’aura de Sarout si grande, c’est aussi, comme
l’expliquait Yassine Al-Haj Saleh sur Facebook,
que son parcours est représentatif de celui de
nombreux jeunes Syriens précipités dans la
guerre, avec son héroïsme... et ses erreurs,
car les vidéos exhumées par ceux qui veulent
salir sa mémoire sont souvent authentiques.
Pour le journaliste spécialiste
des mouvements islamistes
Wassim Nasr (2), « c’est bien
le parcours typique d’une radi-
calisation, mais par la force des
choses, à coups de bombes et
de massacres », l’effet d’un
sentiment d’abandon malgré
les sacrifices et d’une confes-
sionnalisation du conflit.
En 2011, Sarout est déjà
connu en Syrie. Joueur de football au club
d’Al-Karama, dans sa ville natale de Homs,
jeune espoir, il a acquis une notoriété en s’illus-
trant comme gardien de but dans la sélection
nationale des moins de 20 ans. Élu deuxième
meilleur gardien d’Asie à 19 ans, il se destine
à une belle carrière lorsqu’éclatent les mani-
festations populaires, avec la répression qui
s’ensuit. Comme beaucoup, Sarout aurait pu
retourner à l’entraînement comme si de rien
n’était, parier sur un retour à l’ordre sous l’égide
du régime. Mais la Syrie qui se soulève et qui
subit la répression ne lui est pas étrangère. En
l’occurrence, ce sont ses amis d’enfance, sa
famille, ses voisins du quartier.
Sarout rejoint le mouvement dès novembre.
Et l’homme qui apparaît lors de ses premières
manifestations ne coïncide guère avec l’ar-
chétype du terroriste. Ses slogans sont diri-
gés contre Assad et sa mafia, à la gloire du

peuple et de la liberté. Sa première tribune, il
la partage d’ailleurs, à Homs, avec l’actrice
syrienne Fadwa Souleimane, issue de la com-
munauté alaouite et figure du soulèvement,
morte en exil à Paris en 2017. Ensemble, ils y
scandent un célèbre slogan du soulèvement :
« Le peuple syrien est uni. »
En 2014, le visage de Sarout s’affiche au-delà
de la Syrie. Le documentaire Retour à Homs,
de Talal Derki, émeut la critique et obtient de
nombreuses récompenses. On y suit les jeunes
des quartiers assiégés de Homs dans leur lutte
d’abord pacifique puis armée pour ne pas aban-
donner aux miliciens la ville qui les a vus naître
et grandir. Des jeunes emmenés par un certain
Abdel Basset Sarout. Au cours du tournage,
Basset perd quatre de ses frères, son père et
de nombreux amis proches,
sous les balles, les bombes ou
la torture. On le voit aussi se
démener pour obtenir d’in-
terlocuteurs occidentaux des
armes et une zone d’exclusion
aérienne. Ou encore accueil-
lir une délégation de l’ONU
venue « une demi-heure pour
faire des photos » d’une ville
en ruines. Le Basset idéaliste
des débuts perd espoir, mais pas sa détermi-
nation, son immense charisme et la qualité
qui fera résonner sa voix à travers le monde :
un incroyable talent de chanteur et de chauf-
feur de foule.
Le fil conducteur de la vie d’Abdel Basset
Sarout, ce sont ces innombrables chants, où,
renouvelant sans cesse son répertoire de slo-
gans, il se montre capable de galvaniser des
assemblées de quelques amis comme des
places noires de monde. Un discours politique
construit, aussi, appelant à l’unité du peuple
contre le régime, glorifiant « l’esprit de la
révolution » et refusant la vengeance commu-
nautaire. Mais début 2015, après la chute de
Homs, le « dabkeh », chant populaire et festif
qui rythme les manifestations pacifiques en
Syrie, laisse peu à peu la place au « nasheed »,
ode monocorde à l’islam. Le monde n’a pas levé
le petit doigt malgré les massacres, l’ONU n’est
Politis 1558


20/06/


RécIT

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