de sarcelles
au burkina
Photographe écrivain, philippe bordas expose son travail sur les cavaliers d’Afrique
de l’Ouest. Retour sur un parcours qui se veut aussi un voyage au bout de la langue.
ExposITIon
z Jean-
claude
Renard
L
e baby-foot a gagné du terrain
sur la rue, côtoyant la croupe
d’un cheval sur lequel repose
un verre rigolant des règles de
l’équilibre. Ici, un autre canas-
son s’assoupit, les deux pattes
arrière sur le sol, son cavalier
pensif assis sur l’arrière-train, au milieu d’un
baraquement d’infortune, de pneus abandon-
nés. Là, un cavalier torse au vent, chevauchant
le long d’une route à peine goudronnée ; un
autre posant vêtu de ses habits de prestige.
Là encore, l’intérieur d’un garage, encombré
d’un bric-à-brac hétéroclite, entre ombres et
chaque plan fait
récit, aux lisières
du reportage et
de la fiction.
lumières. Depuis l’extérieur, un cheval pointe sa
tête sur ce décor. On se regarde mutuellement,
fièrement. Là, enfin, un groupe de cavaliers et
de cavalières dans leurs tenues traditionnelles,
avec flèches et boucliers. Des couleurs chaudes,
ocre et ambrées, caravagesques habillent ce
pêle-mêle de scènes vivantes, chaotiques.
Ce sont les cavaliers mossis du Burkina Faso,
au cœur de l’Afrique de l’Ouest. Ouagadougou,
la capitale, est l’une des rares villes au monde
où les chevaux, montés à cru, se déplacent en
liberté, « traversant les avenues bitumées, les
ruelles de terre, sautant les trottoirs, patien-
tant au feu rouge près des taxis et des nuées
de petits scooters », précise Philippe Bordas,
auteur de cette série réalisée entre 2011 et 2014,
aux lisières du reportage et de la fiction – parce
que chaque plan, chaque scène fait récit. « Dans
cette ville basse et poudreuse, les chevaux sont
rois, ils trônent et paissent devant les maisons
basses des quartiers. Ils côtoient la Mercedes
ou la BMW devant la façade des riches villas. »
Au Burkina Faso, le cheval
est l’emblème du pays, il en est
l’âme. La cavalerie de l’empire
mossi est encore dans tous les
esprits. Brisée par l’armée fran-
çaise en 1896, elle renaît depuis
quelques années grâce à une
famille de cavaliers virtuoses
et aux travaux de chercheurs
burkinabés qui ont pu recons-
tituer les tenues ancestrales.
Spectacle étonnant s’il en est, aujourd’hui, de
croiser ces cavaliers dans la capitale et dans les
campagnes alentour, dans la noblesse ordinaire.
Ce travail, présenté à la galerie In Camera,
à Paris, s’inscrit dans la continuité d’un autre,
L’Afrique héroïque, entamé en 1988 – et
notamment exposé à la Maison européenne
de la photographie en 2010. À Mathare Valley,
d’abord, bidonville aux portes de Nairobi, au
Kenya, « vertige d’un gouffre fangeux étayé
de baraques », où les meilleurs boxeurs s’en-
traînent dans l’enceinte d’une église défraîchie.
Bordas est toléré en « auditeur libre aux cours
du soir de baston ». À suivre par les lutteurs
sénégalais, derviches danseurs, maîtres de la
toise arrogante, méprisant tout athlète arborant
Nike, vénérant les sandalettes de cuir, les capes
de toile mystiques, les peaux de bêtes, tous
paysans fidèles au pagne du pater (ceux-là qui
furent tirailleurs, chair à canon de la Grande
Guerre), des fiers-à-bras mordant le sable et la
poussière allégrement.
Entre-temps, l’homme blanc au Leica a
rencontré Bruly Bouabré, poète, prophète et
encyclopédiste ivoirien, s’inspirant des pierres
volcaniques de sa terre natale pour offrir un
alphabet à son peuple privé de lettres et soumis
aux lois d’Occident, réalisant la forme verbale
de l’insurrection. Après quoi Philippe Bordas
s’attache aux chasseurs du Mali, descendants
de l’empire démocratique de Soundjata Keita,
harnachés de talismans et d’amulettes, armés
de fusils, qui ne s’étaient pas retrouvés depuis
près de sept siècles. Il y a chez le photographe
la volonté hardie de hisser la majesté quand elle
se gave d’authentique. Non en puisant dans
la mythologie du sport frappé de ses anneaux
olympiques ou magnifié par le sponsoring et les
angles d’une caméra, mais en
fouillant là où vibrent certaines
pratiques en transe d’exercices,
quand « le peuple disqualifié
reprend la main ».
Le peuple, il sait. Né (en
1961) et élevé à Sarcelles
« dans une cité sortie du sol en
même temps que moi, un laby-
rinthe orthogonal parcouru de
rafales et d’enfants exilés des
terres lointaines », dans le fatras de familles
d’égale misère. Une enfance sans privations,
entre une mère employée chez Gaz de France
et un père métreur dans le bâtiment. Une jeu-
nesse vécue dans un « maelström ethnique et
linguistique stupéfiant ». Premier rapport à la
langue, tandis que la bibliothèque « de quar-
tier » pointe à trois bornes. Il en convient, il a
gardé de cette cité un triste goût pour « l’enfer-
mement monastique » – pour qui a bourlingué
vingt ans en Afrique, on peut en sourire. Mais
pas que. Il ne le sait pas encore. Tombe le
deux-roues dans la famille corrézienne. À son
premier vélo offert, le mouflet fait enlever les
roulettes puis se cogne un randonneur lourd
avec lequel il se frotte aux autres jeunes équipés
Faute de devenir
cycliste, philippe
Bordas se guérit
de sa folie en
pigiste à L’Équipe.
DR
Politis 1558
20/06/
pORTRAIT