T
out le monde est passé à côté d’As-
sassination Nation, relecture sen-
sationnelle des sorcières de Salem
à l’ère Snapchat, sortie à l’automne
dernier. Moins de 30 000 entrées
ici, moins de 3 millions de dollars
là-bas, c’est ce qu’on appelle un bide
noir – même pas compensé par un
petit succès critique ou de festival.
« Circulez, y a rien à voir » a dit la
rumeur, tout comme Première (où
le débat fait encore rage). Et effecti-
vement, personne n’a rien vu. Il y a beaucoup de raisons
assez légitimes à cela. En premier lieu, un autre film,
beaucoup moins réussi : Another Happy Day. Sorti en
2011, le premier long du fils de Barry Levinson, Sam
Levinson, 26 ans à l’époque, jouait la ca r te du drame fa-
milial indépendant mais surtout sentencieux, persifleur
et assourdissant. Un film rempli d’acteurs connus
(Ellen Barkin, Demi Moore, Thomas Haden Church,
Ellen Burstyn) qui passaient leur temps à pleurer tout en
se bavant dessus. Deux heures dans l’enfer d’un certain
cinéma Sundance qu’on connaît par cœur, celui « qui
brocarde les valeurs conservatrices américaines », avec
un gros secret éventé à la Festen, de longues plages dia-
loguées – parce qu’il faut « se dire enfin les choses » –
et quelques segments un peu hardcore (offerts ici par
un ado sortant de rehab et se shootant au fentanyl dans
la salle de bains de papy). Ça se voulait singulier, c’était
encore plus calibré que le premier Marvel venu.
Introspection
Une nuance à apporter néanmoins : si le film était in-
supportable, il était également loin d’être lamentable.
Derrière ses postures ringardes, Another Happy Day
laissait quand même entrevoir un sens du cadre, du cas-
ting et du calage musical. In fine, dans ses jolies cinq
dernières minutes où tout le monde la bouclait enfin,
apparaissait un vrai talent de mise en scène. Il était
évident que Sam Levinson n’était pas Jason Reitman
(pour citer un autre fils de réalisateur hollywoodien
des 80s, faisant carrière dans la sphère indie-acide),
mais personne n’a voulu s’infliger pareil pensum, sorti
dans deux salles aux États-Unis et guère plus en France.
Un long moment d’introspection s’imposait. Le jeune
cinéaste aura ainsi mis près de huit ans pour enchaîner
et revenir, méconnaissable, avec Assassination Nation,
un objet fluo, sexy et électro qui n’aura conservé du pré-
cédent que la rage, pour mieux jeter à la poubelle tout
le reste. Une deuxième œuvre en forme de réinvention
totale qui va pourtant connaître la même trajectoire que
la première.
Artisan HBO
Conçue dans la même foulée qu’Assasination Nation, la
série Euphoria, dont Sam Levinson est le showrunner
omnipotent, lui permet enfin de se faire un prénom.
Cette fois, personne n’est passé à côté de cette bombe,
même pas Première [voir critique dans le numéro 498].
Depuis la diffusion de son pilote sur HBO (et OCS en
France), à la mi-juin, Euphoria tient du phénomène
popu et arty, du moins aux États-Unis. En plus de ses
audiences maousses, elle peut aussi se targuer d’avoir
impressionné la dernière superstar du cinéma US,
Leonardo DiCaprio, qui a crié un peu partout son amour
pour le show pendant la promo du dernier Tarantino.
Mais pourquoi cette montée en flèche soudaine de la
cote de Levinson Jr? Une nouvelle réinvention en arti-
san HBO? Un renoncement pour ne plus vivre aux cro-
chets de papa? Niet, le gamin a les idées fixes et claires :
les huit épisodes d’Euphoria s’inscrivent dans la conti-
nuité totale d’Assassination Nation, de son style enragé,
extravagant, et très identifiable. Le triomphe de la série
est avant tout celui de son auteur. Enfin!
Trop métaphorique, trop offensif, trop « genre », trop
original aussi, Assassination Nation délim itait un ter r i-
toire sauvage qu’Euphoria, son ca hier des cha rges HBO
et sa Zendaya de compétition sont venus rendre un peu
plus désirables et accessibles. On range les kalachs,
on sort les Kleenex. Un peu moins agitée, la série vient
même reconnecter avec le passé de son réalisateur à
pas feutrés, comme s’il n’était pas question cette fois
d’oublier quoi que ce soit, mais plutôt d’ajuster (les cur-
seurs, le trait, l’humeur). Des motifs clés d’Another
Happy Day viennent ainsi s’entrechoquer l’air de rien
sur ceux d’Euphoria : le sujet est à peu près le même (la
cellule familiale comme cœur de tous les problèmes)
et le désir de délivrer à nouveau une étude de carac-
tères très psy, très intense et très chorale ne fait que
renforcer ce petit sentiment de parenté. Plus troublant
encore, Rue, héroïne sensible et narratrice omnisciente
de la série, semble sortir précisément du même moule
que le personnage (secondaire) d’Elliot, l’ado junkie
Hunter Schafer aperçu dans le premier film de Levinson. Le réalisateur