Temps - 2019-08-27

(Martin Jones) #1
LE TEMPS MARDI 27 AOÛT 2019

22 Der


Au bout de six minutes, elle s'in-
terrompt. «Je peux vous poser
une question? Est-ce qu'on peut
terminer vite, ou pas du tout?
Parce que là, je dois partir faire un
truc...» On explique alors à Sara
Forestier que notre rencontre,
dans le but de réaliser son por-
trait, est censée durer vingt-cinq
minutes, comme convenu avec
son attachée de presse. «Ah par-
don, alors allez-y», reprend-elle.
On s'arrêtera finalement trois
minutes plus tard, l'actrice fran-
çaise ne montrant pas un enthou-
siasme débordant face à nos ques-
tions sur sa carrière comme sur
Roubaix, une lumière, formidable
polar social dont elle est partage
l'affiche avec Léa Seydoux et Rosc-
hdy Zem.
Ce jour-là à Cannes, où le film
d'Arnaud Desplechin était pré-
senté en Compétition officielle
en mai dernier, Sara Forestier a
enchaîné sans relâche les inter-
views. D'où cette lassitude. «Ça
sera bien quand ce sera fini, nous
glissait-elle d'ailleurs d'emblée.
Si l'on parle vraiment avec les
gens, qu'on n'aligne pas simple-
ment des mots, c'est quand même
intense...»


Un air mutin
Sara Forestier – c'est ce qui fait
sa singularité – est franche. Elle ne
cherche pas à recracher encore et
encore le même discours promo-
tionnel, elle dit ce qu'elle pense et,
à l'inverse de beaucoup de comé-
diens, n'est pas dans une pos-
ture de séduction. La notion de
plaisir est pour elle primordiale;
pas question d'accepter quelque
chose qui ne la rendrait pas heu-
reuse, ni de faire semblant que
tout va bien. «Il faut vivre sa vie.
Donc même quand je suis sur un
tournage, ce qui m'importe, c'est
de vivre», résume-t-elle.
On a remarqué Sara Forestier en



  1. Sa tchatche et son air mutin
    en faisaient la grande révélation
    de L’Esquive, formidable comé-
    die de mœurs qui voyait Abdella-
    tif Kechiche revisiter le marivau-
    dage en mode banlieue HLM. Ce
    film lui vaudra, à 19 ans, un César
    du meilleur espoir. Six ans plus
    tard, c'est celui de la meilleure


actrice qu'elle recevra pour son
rôle d'une militante de gauche
couchant avec des hommes de
droite pour les convertir au socia-
lisme.
Le Nom des gens, de Michel
Leclerc, connaîtra un beau suc-
cès public et l'imposera comme
un des visages emblématiques du
nouveau cinéma français. Lors-
qu'elle montera recevoir son
prix sur la scène du Théâtre du
Châtelet, elle évoquera de manière
spontanée sa culotte porte-bon-
heur et le paradoxe d'avoir joué
une «pute politique» alors qu'elle
était vierge et peu intéressée par
l'exercice du pouvoir. «Dire des
conneries est une forme de poli-
tesse et de pudeur», nous avait-
elle dit peu après lors d'une inter-
view téléphonique.
Si, à l'écran, son jeu naturel
lui permet de totalement s'effa-
cer derrière ses personnages, sa
spontanéité aura dans la vraie vie
plus d'une fois désarmé ses inter-

Elle évoquera le paradoxe d’avoir joué une «pute politique» alors qu’elle était vierge:


«Dire des conneries est une forme de politesse et de pudeur»


locuteurs comme son entourage.
Il y a quelques années, souhai-
tant dénoncer l'injonction faite
aux femmes d'être belles et soi-
gnées, elle avait décidé de ne plus
se maquiller.
Venue assurer à Genève la pro-
motion de son premier long
métrage en tant que réalisatrice,
M, elle avait déambulé dans les
couloirs d'un grand hôtel dans
une tenue négligée qui la fai-
sait ressembler à une personne
ayant passé plusieurs nuits dans
la rue. En 2017, à la suite des
retards répétés et à une dispute
avec l'acteur Nicolas Duvauchelle,
elle avait été virée d'un tournage.
Elle expliquera plus tard que
sa fragilité était due à une gros-
sesse extra-utérine qu'on lui avait
conseillé de cacher.
Au cinéma, Sara Forestier a
sans surprise multiplié les rôles
de femmes en rupture, au bord
du précipice. Dans Roubaix, une
lumière, elle incarne Marie, une

jeune marginale accusée avec son
amie Claude d'avoir tué leur vieille
voisine. C'est après avoir vu M,
maladroite mais touchante his-
toire d'amour entre une bègue et
un analphabète, qu'Arnaud Des-
plechin l'a contactée.
«Il m'a écrit une lettre pour me
dire qu'il avait ce projet et qu'il
allait me faire lire le scénario. Je
l'ai reçu, je l'ai lu, je lui ai répondu
et pendant plusieurs mois on s'est
écrit sans se voir en vrai. Et voilà.»
Ce film étant adapté d'un fait
divers, on l'interroge pour savoir
si le réalisateur lui a demandé de
s'y plonger afin de comprendre la
détresse qui est celle de son per-
sonnage. «Vous rigolez? Mais je
m'en fiche «total» de l'aspect fait
divers. Le film est d'ailleurs tota-
lement à l'opposé, c'est antino-
mique.»

La vérité par les costumes
On lui décrit alors Marie, que
l'on sent extrêmement fragile et
manipulée par Claude, dont elle
est visiblement amoureuse. «Ah
moi je n'aime pas décrire les per-
sonnages... Ça, c'est votre métier!
Mais vous la trouvez fragile?
Je n'ai pas cette impression. Il y a
une sensibilité amoureuse qui est
indéniable, mais bizarrement je
ne la trouve pas fragile. Mais bon,
ça dépend du feeling, hein?»
Ce qui a finalement aidé l'ac-
trice à entrer dans ce person-
nage, ce sont ses habits et son
apparence physique, qui tra-
hissent une grande précarité et
un statut social au bas de l'échelle.
«Quand on met les costumes, il y a
une vérité qui apparaît. On porte
sur nous la vie du personnage, ça
raconte quelque chose.»
Raconter quelque chose: voilà
ce qui compte. Si depuis l'enfance
et ses débuts sur les planches de
son lycée, Sara Forestier a rêvé
de devenir actrice, si elle a plus
tard décidé de passer derrière la
caméra, c'est parce qu'elle a tou-
jours ressenti «l'envie de racon-
ter des histoires, des histoires
de gens. Vous savez, si la vie est
une succession de hasards, de
choses qui arrivent sans qu'on
s'y attende, l'envie reste un fac-
teur très important.» n

MARION POLICE
t @marion_902

A Savigny, les locaux de The Good Life sont dis-
simulés derrière une porte de garage que l'on
aurait tort de ne pas soulever. L'entreprise de
torréfaction créée en 2015 achève de s'installer
dans sa nouvelle demeure où, outre la manufac-
ture du café, elle propose d'enseigner sa prépa-
ration dans les règles de l'art. Au rez, les grains
déjà torréfiés attendent d'être moulus, tandis
que d'autres patientent dans leur toile de jute.
Ian Gray plonge une main dans un des sacs et
fait rouler sous ses doigts quelques «pépites»
d'un vert tirant sur le blond.
«Quand j'étais petit, on partait régulièrement
camper et on emportait notre café soluble», se

remémore, souriant, le fondateur de la compa-
gnie. Les choses ont bien changé depuis que le
jeune homme, originaire d'Afrique du Sud, a
voyagé et découvert la maîtrise des baristas aus-
traliens. Une «expérience» gustative et sociale
qui l'a poussé à lancer The Good Life, déjà bien
connu alentour: son café figure au menu d'en-
seignes comme Tibits ou le Sleepy Bear Coffee.
Les affaires sérieuses ont lieu au deuxième étage
où, accoudé à une table de bois interminable, le
barista en chef, Luca Nicolosi, dispense son savoir.
Une fois les rudiments théoriques énoncés, on
choisit un café – brésilien, en l'occurrence, avec
son arrière-goût de noisette – qu'on ausculte avant
d'en verser 12 grammes au fond d'une tasse. On
moud, tout en chauffant de l'eau à 94°C (pas plus,
sinon le café brûle!), puis on hume une première

fois la mouture avant de la noyer. On replonge le
nez dedans avant de casser la mince croûte qui
s'est formée à la surface et de nommer l'arôme
dominant (amande, chocolat, etc.).
Il faut encore retirer la crema, cette fine couche
mousseuse et dorée «et puis on goûte! Et on note
[...]. Ici, les gens essaient tout, et en connaissant
mieux, se font une idée du café dont ils ont besoin.
Ils peuvent ensuite se former à bien utiliser leur
machine à café manuelle ou les méthodes par
filtrage qui laissent tous les arômes se libérer»,
précise Luca. Après ça, nul besoin de devenir
expert pour avoir envie d'enterrer sa machine
à capsules! n
The Good Life Company, chemin de Geffry 7, Savigny (VD),
tél. 021 861 18 18, cours machine expresso et/ou cours
«special brew», 200 fr. les 4h,  http://www.thegoodlifecoffee.com

Un grain de café dans


les champs de Savigny


(SÉBASTIEN VINCENT POUR LE TEMPS)

PROFIL
1986 Naissance à Copenhague.

2005 César du meilleur espoir
féminin pour «L’Esquive»,
d’Abdellatif Kechiche.

2009 «Les Herbes folles» d’Alain
Resnais.

2011 César de la meilleure
actrice pour «Le Nom des gens»,
de Michel Leclerc.

2017 «M», première réalisation.


2019 «Roubaix, une lumière»,
d’Arnaud Desplechin.

Un jour, une idée


(THEGOODLIFE)

L’électron


libre


SARA FORESTIER


A l’affiche de «Roubaix, une lumière»,


le nouveau film d’Arnaud Desplechin,


l’actrice aux deux Césars est aussi
talentueuse que surprenante

STÉPHANE GOBBO
t @StephGobbo
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