LeSoir - 2019-08-14

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Le SoirMercredi 14 et jeudi 15 août 2019


20 série d’été


ÉLODIE LAMER

I


l a déjà fait couler beaucoup
d’encre, l’Europa. Celui que tout le
monde prend pour un œuf (c’est en
fait une lanterne). Ce bâtiment qui
jouxte le Résidence Palace et qui ac-
cueille les Etats membres, réunis soit
au Conseil européen (les leaders), soit
au Conseil de l’Union européenne (les
ministres).
Un lieu où l’atmosphère est souvent
tendue. C’est au Conseil qu’ont été
prises, par exemple, les décisions diffi-
ciles sur la crise grecque ou sur la crise
des réfugiés. L’Europa est le petit der-
nier des bâtiments de l’UE à Bruxelles,
inauguré il y a un peu moins de trois
ans. Et il marque une sorte de rupture
dans le quartier : sa conception est is-
sue d’une véritable compétition inter-
nationale d’architectes, avec un cahier
des charges bien précis, contrairement
au Parlement européen (lire le 1ervolet
de notre série). De plus, comme on le
souligne au Conseil, en s’appuyant sur
une partie du Résidence Palace, il s’ins-
crit dans une démarche de conservation
d’un bâtiment historique, alors qu’il a
été beaucoup reproché aux institutions
européennes de détruire le quartier.

Posé sur un gruyère
L’Europa dit finalement beaucoup sur
l’institution qu’il abrite. « Ce bâtiment
n’est pas gâté par sa localisation. C’est
un palais au bord d’un égout à ba-
gnoles », nous explique son architecte,
Philippe Samyn. « Quand on compare
avec Paris ou Washington, je trouvais
cela assez sympathique de se dire que
l’Europe ose se mettre là. Il y a une es-
pèce de modestie qui m’a touché, en
fait. Je trouve que c’est une des caracté-
ristiques de l’UE. C’est une puissance
mondiale qui, dans les tensions glo-
bales, se pose comme un aimable com-
positeur. On n’est pas va-t-en-guerre. »
Ludovic Lamant, journaliste de Media-
part, estime dans sa « critique architec-
turale de l’Europe », Bruxelles chan-
tiers, que l’architecture monumentale
« s’épanouit dans des régimes dictato-
riaux ». Il y cite également l’architecte
belge Nicolas Firket, qui parle d’un
« style UE » ou « style démocratique »,
dont on parlera peut-être « dans
quelques siècles ».
« Il y a une tendance des puissants à
favoriser des architectures audacieuses.
Des formes pour des formes. Une archi-
tecture érotique, elle excite, mais ce
n’est pas de l’amour », dit de son côté
Samyn. « On pourrait me mettre dans
cette catégorie, à cause de la lanterne.
Or, ce n’est vraiment pas une forme
pour une forme, mais une conjonction
de réflexions. »
En effet, puisque la modestie de l’Eu-
rope l’autorise à se mettre au bord d’un
« égout à bagnoles », il y a eu de sacrées
contraintes : le sol est un gruyère, entre
le tunnel ferroviaire et le métro. Il y a
donc peu d’espaces où poser un bâti-
ment sans risquer l’écroulement, d’où
l’idée de cette lanterne, toute en verti-
calité. Il fallait évidemment également

des salles rondes, pour les réunions. « A
cause du sol problématique, il y a peu
de points sur lesquels s’ancrer. Par rap-
port à l’état de l’UE, c’est un écho assez
génial. Comment construit-on aujour-
d’hui des règles, des traités? Il n’y a ja-
mais de consensus pour rouvrir ces
traités. Le quartier européen pose un
peu cette question. Qu’est-ce que l’on
bâtit aujourd’hui sur un sol pareil?
C’est la question des contraintes qui
m’intéresse dans ce bâtiment », nous
explique Ludovic Lamant.

Calmer les esprits
Calmer les esprits. C’est l’autre aspect
auquel le nouveau bâtiment a été parti-
culièrement attentif : faire en sorte que
rien ne vienne perturber les délicats
équilibres diplomatiques entre les pays
de l’Union. Le constat est flagrant
lorsque l’on a accès aux zones res-
treintes des deux bâtiments voisins qui
accueillent les Conseils, le Juste Lipse
et l’Europa. Si l’on traverse par la passe-
relle, on quitte un Juste Lipse aux
grands espaces, aux murs brunâtres et
au sol à la moquette douteuse pour en-
trer dans un Europa aux murs poly-
chromes et aux parquets en chêne.
« On n’a pas toujours conscience de
l’impact de la qualité de l’espace sur les
esprits. Mettez-vous à la place d’un chef
d’Etat qui arrive, qui doit discuter de
sujets difficiles avec ses collègues, sans
les insulter. Toute la trajectoire du mo-
ment où la portière de sa voiture
s’ouvre jusqu’à la salle de réunion a été
pensée selon une dynamique plaisante,
avec des rondeurs qui adoucissent, du
feutre au plafond, des couleurs, du
chêne omniprésent, sans aucun maté-
riau industriel », dit Philippe Samyn.
La lanterne permet aussi une hiérar-
chie des pouvoirs : la salle de dîner des
chefs d’Etat, où une partie des discus-
sions les plus difficiles ont lieu, est au
11 eétage. C’est la plus petite du bâti-
ment, pour cette ambiance intimiste.
Quant au milieu, les ministres se

réunissent avec leurs conseillers, ce qui
nécessite des salles plus grandes.
De ceux qui arpentent chaque jour
les couloirs de l’institution, certains
mettent en avant le fait que les
conseillers ne peuvent plus être assis à
côté de leurs ministres et qu’ils doivent
donc traverser la salle pour venir leur
parler, ce qui met potentiellement des
tactiques de négociation au grand jour.
Au Conseil, on nous explique d’une
part qu’il y a eu une vraie volonté de
créer des espaces plus petits, plus res-
serrés et intimistes, pour stimuler des
« échanges directs » entre ministres,
qui se retrouvent désormais les uns à
côté des autres, et non plus entourés de
plusieurs des « leurs ». La présence des

conseillers ralentirait la prise de déci-
sions dans les réunions et serait un
frein aux échanges plus « politiques »,
une volonté non pas nouvelle mais ins-
taurée par les présidences tournantes
de l’UE depuis plusieurs années. Exit
les salles rectangulaires aussi au profit
des tables rondes. Cela permet à tout le
monde de se voir, alors qu’avant des
écrans sur chaque table étaient néces-
saires pour permettre aux ministres de
suivre les interventions de ceux qui se
retrouvaient dans leur angle mort. Les
autres critiques concernent la hauteur
des plafonds, si basse qu’elle en devient
oppressante (une contrainte liée au Ré-
sidence Palace, nous dit-on) et à l’étroi-
tesse des couloirs, où il est difficile pour

L’Europa, la maison des Etats


membres en quête d’équilibre


URBANISME ET POUVOIR


Inauguré il y a un peu


moins de trois ans, le


dernier des bâtiments


de l’Union européenne


marque une rupture. Et


en dit beaucoup sur


l’institution qu’il abrite.


Les bâtiments européens, plateau de Monopoly des 28


La manière dont ont été construits les bâtiments des institutions
européennes dit pas mal de choses sur l’UE. Entre contraintes urbanis-
tiques et politiques, le résultat est lié à la manière dont l’UE rayonne
à travers le monde. « Le Soir » se penche jusqu’au 16 août sur ce que
les sièges des institutions ont à dire sur le pouvoir qu’ils abritent.

2 /


Europa, le lieu où s’expriment les intérêts nationaux


Rez-de-chaussée
Rue de la Loi

Gare
Bruxelles-Schuman

1 er étage

3 e étage

5 e étage

7 e étage

11 e étage

10 e étage

9 e étage

Salle de réunion
(sur 2 niveaux)
où ont lieu les sommets
internationaux (comme
le sommet UE-Afrique)

Les étages 9-10-
sont réservés aux
dîners et aux lunchs.
Le 11e, où se trouve
la plus petite salle,
est réservé aux chefs
d’Etat

Salle de réunion
(sur 2 niveaux)
pour le Conseil
des ministres

Salle de réunion
(sur 2 niveaux)
des chefs d’Etat
ou des groupes
de travail

La salle
de conférence
de presse
Le doorstep, l’endroit
où les politiques
s’adressent à la presse

Les étages 2-4-6-
sont occupés
par les cabines
d’interprétations
situées sur 2 niveaux

Si l’œuvre colorée de
Georges Meurant, qu’ar-
borent les sols, les pla-
fonds, certaines portes et
l’ascenseur de l’Europa,
représente avant tout le
« patchwork » des pays
de l’UE, il a une seconde
symbolique, nous ex-
plique l’architecte Phi-
lippe Samyn. C’est égale-
ment un clin d’œil à
l’œuvre de l’architecte
néerlandais Rem Kool-
haas, qui avait proposé
ce code barre coloré
comme nouveau drapeau
européen : il représente
en fait les drapeaux des
pays de l’UE placés hori-
zontalement selon leur
situation géographique.
Un emblème dont
n’avaient pas voulu les
chefs d’Etat à l’époque.
Une petite provocation,
selon Philippe Samyn. Il
faut noter que l’Autriche,
en 2006, avait décidé
d’en faire l’emblème de
sa présidence tournante
de l’UE.E.LR

Un clin d’œil
à un « drapeau
européen »
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