«
«Si je programmais
seulement avec mon
goût, il y aurait 5 films»
La nouvelle
directrice artistique
de Locarno,
seule femme
à la tête d’un festival
de cette importance
en Europe,
défend ses choix
et la diversité des
films et des publics
présents qui font
la singularité
de l’événement.
«M
erci d’avoir rendu visible l’invi-
sible.» On a entendu vendredi
soir ce beau cri de gratitude
aussitôt saucé d’applaudissements sur une
Piazza Grande comble, au festival de Locarno,
où le public s’était bousculé comme rarement
pour arracher les 9 300 sièges disponibles
d’une projection en plein air, en des condi-
tions superbes malgré la semonce des orages
d’été suisses. Le film du soir était Once Upon
a Time... in Hollywood de Tarantino (lire pa-
ges de 2 à 5), mais en préambule, pas trace de
Leonardo DiCaprio ou Brad Pitt sur la scène
ou l’écran immense, toute la lumière reve-
nant à la monteuse Claire Atherton, honorée
pour son travail, notamment au côté
de Chantal Akerman sur des films aussi
sublimes que D’Est (1993) ,
la Captive (2000) ou No Home
Movie (2015).
L’ «invisible» travail d’agence-
ment des plans de ce dernier,
justement découvert à Locarno
quelques mois avant la mort
de la cinéaste belge, était
donné à entrevoir sur l’écran
via un fragment documentaire,
et quelques jours plus tard,
la directrice artistique du festival, Lili Hins-
tin, pouvait apparaître aux anges lorsque Li-
bération l’a rejointe aux abords d’un buffet de
pâtes fraîches : «L’autre soir, 9 300 personnes
ont vu Chantal Akerman travailler.»
La Française, 42 ans, remarquée notamment
pour son travail à Belfort, présente pour la
première fois ses choix, très séduisants, à la
tête de l’un des plus grands festivals de ci-
néma au monde, dont c’est la 72eédition. Une
manifestation dont la tradition particulière
excelle justement depuis toujours, et notam-
ment sous la mandature de son prédécesseur
Carlo Chatrian, à placer en son centre des for-
ces cinématographiques parmi les plus inven-
tives, d’ordinaire dévolues à l’ombre ou à la
marge. Entretien déjeunatoire.
Vous avez pris les tortellini ET les spa-
ghetti. Nous avons manifestement le
même problème face au buffet à volonté.
Non, ce n’est pas un problème : je veux croire
que dans la vie on peut tout avoir.
Mais programmer son repas ou, au
hasard, un festival de cinéma, c’est
choisir...
Je parlais de goût personnel. Programmer en
appelle à autre chose : c’est faire des choix
forts, a fortiori dans un très grand festival
comme Locarno, suivi par l’industrie comme
le public. Cela implique dans la programma-
tion une grande responsabilité et un engage-
ment quasi militant. Quand on peut porter à
ce niveau de visibilité des œuvres qui n’en bé-
néficieraient pas autrement, comme si on les
faisait entrer par effraction face à un public
nombreux qui est tout sauf un ghetto de spé-
cialistes acquis à la cause, je
trouve ça très réjouissant.
Et la question du goût est
secondaire?
Si je programmais seulement
avec mon goût, il y aurait
cinq films (rires). Mon rapport de
programmatrice aux films n’est
pas le même. La variété et la
quantité d’espaces offerts par
Locarno permettent une grande
générosité dans l’examen des possibilités et
des endroits du cinéma où il y a de l’inven-
tion de mise en scène –et c’est pour moi pos-
sible à plein d’endroits, et pas seulement au
prisme de cette vision assez française, post-
Nouvelle Vague, qui ne considère que les
plans et le découpage, si bien que l’on n’est
pas du tout en quête de films bien ficelés
mais de la promesse, du risque, dès lors que
quelque chose nous touche et s’invente.
Locarno condense ce que je préfère en pro-
grammation en mêlant l’histoire du cinéma
et le contemporain, une ampleur maximale
entre les films [très grand public, ndlr] de la
Piazza Grande et ceux de Moving Ahead [sec-
tion dévolue à l’expérimentation et l’avant-
garde]. Pour moi, de part et d’autre il y a
des clichés, des paresses, et donc pour toutes
les sections, on cherche la surprise, ce
qui sort des rails.
Par-delà la diversité, n’y a-t-il pas trop de
films présentés, au risque de disperser
votre programmation, ou que certains
soient éclipsés?
On fait quand même un choix serré en rete-
nant 125 films, dont 80 longs métrages, sur
les 5 000 que l’on a vus. Et j’aime l’idée d’une
circulation dans un festival fondé sur l’inat-
tendu, la dérive, que l’on puisse se retrouver
face à un film par hasard. Quand j’ouvre le
festival sur la Piazza Grande par un court mé-
trage de Godard, il y a une idée très volonta-
riste derrière : parmi les 8 000 spectateurs, il
y en a un certain nombre qui n’ont jamais vu
un film de Godard et je leur organise juste
une courte rencontre de douze minutes,
ce qui ne rend pas la chose assommante ou
condescendante mais ouvre une petite porte,
en pariant sur le fait que pour certains la
Recueilli par
JULIEN GESTER
Envoyé spécial à Locarno
INTERVIEW
FESTIVAL DE LOCARNO
CINÉMA/
FESTIVAL
DE LOCARNO
22 u Libération Mercredi^14 et Jeudi^15 Août^2019