rencontre va avoir lieu avec quelque chose
du cinéma dont ils ne soupçonnent pas
l’existence.
La proportion de films réalisés par des
femmes cette année a été très commen-
tée. Ça vous rend fière, ça vous embar-
rasse en ce que ça pourrait biaiser la lec-
ture de votre travail, voire les deux?
Les réalisatrices représentent 35 % des ci-
néastes ayant un long en sélection. Mais la
question de «genrer» un film se pose vrai-
ment pour moi. Tout comme je me demande
à quel point la question primordiale
aujourd’hui n’est pas plutôt la place laissée
dans l’industrie en général aux femmes,
plutôt qu’ [en bout de chaîne] dans les sélec-
tions de festivals. Quand je lis des articles
qui parlent d’un «festival au féminin», ça
m’agace: notre programmation s’inscrit tota-
lement dans l’histoire de Locarno, et si je
me réjouis du nombre de femmes sélection-
nées, ce n’est pas comme ça qu’on a travaillé.
Ça me gêne en tant que directrice, la seule
femme à la tête d’un festival de catégorie A
en Europe : ça déconsidère le travail de
tout le monde. Donc je suis contente pour
les cinéastes présentes, mais ce n’est pas
une fierté. Je trouve beaucoup plus fort sym-
boliquement que je sois à la tête du festival,
parce que ça brise certaines représentations
dont les femmes sont prisonnières. Mais
on ne fait pas une programmation de films
avec du symbolique. Sinon ce travail n’a
plus de sens.
Vous faites cependant des choix mar-
quants en décernant le Vision Award
à Claire Atherton, ou en invitant Cathe-
rine Breillat comme présidente du jury,
alors qu’il n’y avait eu aucune femme
avant elles.
Là on parle d’artistes, pas de films, et on ré-
pare en effet un historique incompréhensible.
Mais je trouve ça aussi fort de mettre à l’hon-
neur Song Kang-ho,un comédien asiatique,
via un prix jusque-là cantonné à l’Occident.
Plus généralement, j’ai l’impression que l’on
fait du bon travail quand l’ensemble traverse
tous les paysages possibles du cinéma. Il y a
plein de publics différents, tout le monde
passe par différents stades dans sa cinéphilie,
du plus basique au plus pointu, et Locarno
peut être à tous ces endroits-là. Enfin, je cons-
tate que sur la question de la parité, au sein
des comités de sélection, ce n’est pas tant la
problématique genrée que générationnelle
qui fait bouger les lignes. C’est les membres
les plus jeunes –que je vois, jusque dans leur
vie privée, être beaucoup moins soumis aux
différenciations de genres et aux règles– qui
me paraissent pourtant les plus attentifs
à cela. Tandis que la génération précédente
évolue, pour elle c’est naturel.
A quoi sert le festival de Locarno?
A donner une dimension exceptionnellement
importante au minoritaire, souvent voué
à des financements, des diffusions ou une
considération réduite. Et Locarno est le seul
endroit du monde où ce minoritaire prend
une dimension gigantesque, à la fois symboli-
que et pragmatique, en termes d’industrie, de
presse et de public: ce sont les 3000 specta-
teurs de la première d’un film [du cinéaste
philippin] Lav Diaz ou [du Portugais] Pedro
Costa, ou les 8 000 qui assisteront lors de la
clôture à la diffusion du film [du Japonais]
Kiyoshi Kurosawa.•
C’
est la loi des festivals, même
à Locarno, dont le spectre, du
quasi-blockbuster à la plus
franche radicalité, est pourtant plus
vaste qu’ailleurs : à force d’encaisser
chaque jour cinq ou six films beaux ou
fatigants, parfois les deux à la fois, les vi-
sions croisées sur les écrans, surgies des
recoins les plus distants du planisphère,
finissent par s’agglutiner les unes aux
autres et se recouvrir en un écheveau de
signes tendancieux où le spectateur usé
voudra bien voir le marc de café ou la
marque d’un air du temps.
Vu des bords du lac Majeur, après quel-
ques jours de projections, on note ainsi
une nette inclination des héros malme-
nés par les fictions de tous rivages
à prendre la mer pour ultime échappa-
toire. Ou encore, que les scènes de lavage
automobile gagnent, par leur récurrence,
un terrain certain sur les plans de venti-
lateurs à l’arrêt au rayon de la cinégénie
vaguement rétro. Enfin, on arrive à ce
constat que l’on aura surtout vu jus-
que-là des histoires de clans, de commu-
nautés, de gangs plus ou moins forclos,
aux contours bien charpentés, comme
si les cinéastes traçaient une figure
géométrique et ne faisaient leurs films
que pour en éprouver, depuis l’intérieur,
le contour – au risque d’occulter toute
forme de contrechamp.
Films en formes
Souvent, c’est une sphère, telle la bulle
sixties d’hédonisme hollywoodiendont
Tarantino diffère sans fin l’explosion
dans son dernier film (lire pages 2 à 5).
Parfois c’est une spirale : l’entêtant
premier long de l’Américain Tyler Taor-
mina, Ham on Rye, qui filme l’épuise-
ment d’un genre porté sur les rites post-
adolescents (le bal de promo, etc.) juste-
ment comme une cérémonie rituelle et
étrange, à la dérive dans une banlieue
pavillonnaire sans qualité. Une grille :
Echo de Runar Runarsson, et son por-
trait de la société islandaise au rythme
de plans-tableaux désespérants de sar-
donisme ripoliné, à la façon de grands
humanismo-sceptiques tels Roy An-
dersson, Ruben Ostlund ou Ulrich Seidl.
Un cercle invisible : le village allemand
où s’agitent, se pourchassent et s’épient,
dans un tout petit périmètre que nul ne
parvient à quitter, un père médecin, sa
fille, sa maîtresse, son frère, un réfugié
en souffrance, et quelques autres des
existences que le premier s’épuise en
vain à vouloir régenter au diapason de
son égoïsme, dans A Voluntary Year
d’Ulrich Kohler et Henner Winckler, em-
ballant chassé-croisé et thriller format
boule de nerfs.
Imaginaire Algérie
Enfin, parfois, c’est une simple ligne
droite, comme cette autoroute au bord
de laquelle vit depuis et pour toujours
seule, bien que visitée sans relâche par
les conducteurs de passage, Malika,
l’adorable protagoniste du 143 rue du dé-
sert de l’Algérien Hassen Ferhani, qui ex-
celle à nouveau (sans tout à fait recon-
duire le miracle de Dans ma tête un
rond-point ) à miniaturiserla société de
son pays entre quatre murs plantés au
milieu du désert.
L’Algérie encore, vue de l’autre côté de la
Méditerranée: un Rabah Ameur-Zaïme-
che tout d’électricité contenue est monté
lundi sur la scène du festival, un peu
rock star, un peu poète, un peu prophète
aussi. Terminal Sud, son sixième long
métrage, ramification de Bled Number
One (2005), qui s’autorise enfin à en scru-
ter les impensés alors encore trop à vifs,
dépeint un pays qui ressemble fort à l’Al-
gérie mais se rêve imaginaire, en une
époque qui se veut la nôtre sans paraître
tout à fait elle, en proie à une conflagra-
tion de maux évocateurs autant de la co-
lonisation, de la guerre d’indépendance
ou de la décennie noire que de dérives
tyranniques à l’œuvre ces jours-ci en
Afrique du Nord comme ailleurs.
Au milieu de ce tableau d’hécatombe,
traversé sur le mode d’une descente aux
enfers à laquelle le cinéaste retranche
tout suspense pour n’y faire régner que
de la menace, se débat un homme, mé-
decin, chevillé à sa croyance en la valeur
de toute vie, là même où les diverses
factions antagonistes ne semblent s’ac-
corder que sur sa démonétisation totale.
Et le film, inégal mais parfois magnifi-
que, doit beaucoup à l’indolence tendre
et l’hétérogénéité des façons d’être au
mondequ’y insuffleson comédien prin-
cipal: Ramzy Bedia, dit Ramzy, plus ac-
coutumé à la farce lunaire qu’à l’absolu
désenchantement de ces contrées où le
calme de sa présence d’un autre astre fait
pourtant merveille.
J.G. Envoyé spécial à Locarno
Un festival à
géométrie variable
La programmation
de cette année à Locarno
se caractérise par
son éclectisme, dominé
par des variations sur le
thème de la communauté.
Avec notamment
le nouveau film de Rabah
Ameur-Zaïmeche.
Ramzy Bedia dans
Terminal Sud,
de Rabah Ameur-
Zaïmeche. PHOTO
SARRAZINK PRODUCTIONS
Libération Mercredi 14 et Jeudi 15 Août 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 23