Libération Mercredi 14 et Jeudi 15 Août 2019 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u III
les bouchons. Le musicien
Tim Hardin aurait pu prendre le re-
lais mais il refuse catégoriquement.
Imbibé de substances et mort de
trouille, il se cache sous la scène.
Richie Havens est lui aussi terro-
risé. «Vous voulez que le public m’as-
sassine ?» rétorque-t-il aux organi-
sateurs. Son profil est un peu en
décalage avec le reste de la pro-
grammation. Peu connu, il est l’un
des rares artistes noirs invités,
moins destroy, plus spirituel que
les autres, plutôt soul/folk/jazz
que rock psyché. Mais c’est son
heure. Le producteur du festival,
Michael Lang, a foi en «son compor-
tement calme mais puissant». Il
connaît aussi ses talents d’inter-
prète, capable d’envoûter n’importe
quel public.
Colliers indiens
Richie Havens s’engage sur la passe-
relle en bois qui mène à la scène. Un
guitariste et un percussionniste
l’accompagnent. La marée humaine
est calme, assise. Il ne se doute pas
que sa prestation va s’éterniser. «A
chaque fois que je voulais sortir de
scène, les organisateurs me deman-
daient : “S’il te plaît, fais-en une de
plus”» , a-t-il maintes fois raconté
lors d’interviews. On le supplie de
meubler en attendant l’arrivée du
groupe suivant. A propos de son
morceau improvisé en bout de
course, il précisait: «J’ai dit “free-
dom” parce que je me suis rendu
compte que c’est ce que nous venions
tout juste de gagner.»
A peine sa prestation terminée, il
prend la route en sens inverse pour
filer à l’aéroport. Un nouveau con-
cert l’attend dans l’Indiana. De
l’autre côté de la voie, une file inces-
sante de voitures et de vans tente de
rallier Bethel. Richie Havens se
plaisait à rappeler la signification
du nom de la petite ville de l’Etat de
New York: «maison de Dieu» en hé-
breu. Un signe, selon lui. «Wood-
stock a changé ma vie, cela m’a
donné confiance dans le fait que
quelque chose était en train de se
passer» , affirmait-il lors du 40ean-
niversaire du festival, affublé de ses
éternels colliers indiens.
L’événement, en tout cas, fait décol-
ler sa carrière. Fort de ce moment de
notoriété internationale, il monte
son propre label, Stormy Forest, et
sort deux albums dans la foulée. Sa
reprise de Here Comes the Sun, des
Beatles, le hisse dans le top 30 des
meilleures ventes de disques aux
Etats-Unis. Ses passages à la télévi-
sion poussent un peu plus son as-
cension. Lors de sa prestation au
Tonight Show de Johnny Carson, le
public est à ce point subjugué que
les producteurs de l’émission lui de-
mandent de revenir le lendemain
–seule Barbra Streisand avait déjà
eu ce privilège.
Grand sage
Aîné de neuf enfants, Richard P.
Havens est né le 21 janvier 1941 d’un
père amérindien pianiste et d’une
mère caribéenne amatrice de
chant. Le jeune garçon grandit dans
un quartier pauvre de Brooklyn.
Baigné de musique, il forme des
groupes de rue avec les enfants du
coin. Ils chantent du doo-wop, un
style de rhythm and blues. Puis il
intègre un groupe de gospel, grâce
auquel il apprend Motherless Child ,
chant écrit avant l’abolition de l’es-
clavage. Investi dans la lutte pour
les droits civiques des Noirs améri-
cains, il fréquente la communauté
de Greenwich Village, épicentre du
mouvement de contre-culture des
années 60. Il y déménage à 20 ans,
chante des poèmes et dessine. La
nuit, il s’imprègne de musique folk
dans les clubs. C’est à ce moment-là
qu’il se met à la guitare, accordée en
mi majeur, et trouve sa technique
de jeu si particulière. En 1966, son
premier album, Mixed Bag , lui offre
un début de succès. Le titre Hand-
some Johnny , balade anti-guerre,
deviendra un de ses classiques.
Doué pour les performances live et
les reprises, il commence à écumer
les festivals pop et folk. Jusqu’à ce
que son nom atterrisse sur l’affiche
de Woodstock.
Richie Havens passe le reste de sa
carrière en tournée, au fil des al-
bums – plus d’une vingtaine au to-
tal. Il diversifie les styles musicaux,
on y trouve même des accents disco
avec le titre Going Back to My Roots.
Sa barbe s’allonge et grisonne. Son
activisme s’étoffe. Il fait partie de
ces artistes qui ont joué lors des bals
organisés à New York pour l’investi-
ture de Bill Clinton en 1993. A l’oc-
casion d’une visite à Los Angeles,
le dalaï-lama demande même à ce
défenseur de la cause tibétaine de
jouer pour lui.
La protection de l’environnement
et l’accès à l’éducation sont les deux
autres piliers de son existence.
Dès 1976, il cofonde un musée océa-
nographique dédié aux enfants
dans le Bronx. L’institut a déve-
loppé des méthodes non doulou-
reuses pour sauver les baleines en
difficulté. Suivra la création de The
Natural Guard, projet de sensibili-
sation de la jeune génération afin
qu’elle prenne conscience de son
impact sur l’environnement. Son
message: chacun peut s’activer à
petite échelle. Le niveau local est,
pour l’activiste, le terreau du chan-
gement global.
Ce géant à l’allure de grand sage
semblait inépuisable. «Tout ce que
j’espérais est arrivé , déclarait-il à
Billboard après quarante-cinq ans
sur les routes. Je n’ai jamais passé
une mauvaise journée sur scène. Je
pense que je ne la quitterai jamais...
du moins de mon vivant.» Une opé-
ration du rein en 2010 l’oblige toute-
fois à lever le pied. Deux ans plus
tard, alors qu’il annonce prendre sa
retraite, une reprise de son Freedom
résonne dans le film Django
Unchained de Quentin Tarantino.
Le cœur de Richie Havens lâche
en avril 2013. Pour lui rendre hom-
mage, une de ses quatre filles écrit:
«Il a tout donné pour répandre la
beauté et l’amour.» Ses cendres ont
été dispersées là où, ce jour de 1969,
il devint celui qui donna le coup
d’envoi de Woodstock.•
(1) Woodstock, Three Days of Peace and
Music, éd. GM éditions (2019).
VENDREDI AUNG SAN SUU KYI
propulsé en ouverture.PHOTO MICHAEL OCHS ARCHIVES. GETTY IMAGES Avec ses parents, en 1970.PHOTO J.OHN OLSON. THE LIFE PICTURE COLLECTION. GETTY
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